Il se tut.
La peur, qui un instant avait fait place à une sorte de désir d'agir, reprit possession d'elle avec une force redoublée.
Il fallait qu'elle gagnât du temps.
- Et ceux que vous avez tués? Qu'est-ce qu'il en dit, Dieu?
- Mais tu n'as donc pas compris?
Elle n'osa même pas secouer la tête.
- Dieu les avait appelés. Ils devaient mourir. De quel droit nous opposons-nous à Sa volonté?
Que répondre à cela? Lui dire qu'il était fou n'aurait servi à rien.
- Et moi, là-dedans? finit-elle par demander.
Il sourit à nouveau.
- Toi aussi, tu as été élue.
C'était une sorte de compliment, dans sa bouche.
- Le Seigneur a fait de toi aussi Son instrument. Nous devons tous les deux mener notre mission à son terme.
Il ne fallait plus tarder, maintenant.
- Et quelle est ma mission, à moi?
Son sourire gagna son visage tout entier.
- Me protéger.
L'instant d'après, elle fut sur ses jambes. Sans hésiter, elle se jeta en arrière et réussit à poser la main sur la poignée de la porte. La chance était avec elle car elle ouvrait sur une autre pièce et, avant qu'il ait eu le temps de faire le tour de la table, elle refermait la porte derrière elle. Il la suivit quelques secondes plus tard, appuya sur la poignée et poussa de toutes ses forces. Elle sentit le poids de son corps, de l'autre côté, et pesa de toutes ses forces, elle aussi, pour empêcher la porte de s'ouvrir, car il n'y avait pas de clé dans la serrure.
Elle inspecta les lieux. Elle se trouvait dans son atelier de peinture. La pièce était remplie de pots de peinture et derrière elle se trouvait un chevalet soutenant un Christ en croix à moitié terminé. Sur le mur situé à sa droite s'ouvrait une autre porte, mais celle-ci n'avait pas de clé non plus. Elle sentit soudain que la poussée avait cessé et se pencha rapidement pour regarder par le trou de la serrure.
Il n'y avait plus personne.
Elle fit deux pas en arrière et se cogna à une table. Une boîte de peinture et des pinceaux tombèrent sur le sol. La peur lui picotait le corps et elle alla se placer au centre de la pièce. Soudain, elle entendit un bruit et sut qu'il revenait. Au même instant, elle vit sa main se glisser par l'entrebâillement de l'autre porte et se poser sur la tranche. Elle n'hésita pas un instant et se jeta de toutes ses forces. Elle entendit le bruit que firent ses doigts lorsque le battant se referma sur eux.
Il ne cria pas. Ses doigts se raidirent sous l'effet de la douleur, mais elle n'entendit pas le moindre bruit. Uniquement sa propre respiration accélérée. Puis il donna une violente poussée à la porte et elle y résista de son mieux. Mais le petit interstice ainsi créé lui avait permis de retirer sa main.
Soudain, une pendule se mit à sonner, derrière elle. Cela suffit à lui faire perdre ce qu'il lui restait de maîtrise d'elle-même. Elle fit demi-tour et partit en courant. Elle ouvrit violemment la porte de la cuisine et s'engouffra dans le hall. Parvenue là, elle hésita une seconde et regarda autour d'elle. La porte d'entrée était fermée à clé, elle le savait. S'engager dans l'escalier revenait à se jeter un peu plus profondément encore dans la gueule du loup. Mais un bruit en provenance de la pièce voisine la priva de toute alternative. Elle fit un pas en avant et vit ses pieds par l'ouverture de la porte. Il était assis sur le sol, le dos contre la porte et les jambes tendues devant lui. Elle se glissa très vite dans l'escalier et l'entendit se lever. En haut des marches se trouvait un petit couloir sur lequel donnaient trois portes fermées. Sur l'une d'entre elles, la clé était dans la serrure. Elle était fermée mais s'ouvrit à la première tentative.
- N'entre pas là! l'entendit-elle lui crier.
Mais elle était déjà à l'intérieur.
Malgré ses mains qui tremblaient, elle réussit à glisser la clé dans la serrure, de son côté, et à la tourner. Un instant plus tard, elle vit la poignée qui s'abaissait.
- Ne fais pas de bêtises, Sibylla.
Elle se retourna.
Au milieu de la pièce se trouvait un lit défait. Le drap de dessous et l'oreiller, qui avaient jadis été blancs, étaient maintenant gris et couverts de taches.
Contre le mur était adossée une commode en bois sombre - peut-être du chêne - surmontée d'une glace. Devant celle-ci était posé un chandelier en argent d'environ cinquante centimètres surmonté d'une bougie allumée. Mais elle n'avait vu semblable cierge dans aucune église. Devant le chandelier était placée une bible.
- Ouvre cette porte, Sibylla.
Elle avança jusqu'à la fenêtre. L'espagnolette n'avait pas été actionnée depuis longtemps et elle dut tirer très fort pour la faire bouger. Mais un raclement lui indiqua qu'elle consentait finalement à faire son office.
- N'ouvre pas cette fenêtre, Sibylla! Attention que le cierge ne s'éteigne pas!
Il se mit à cogner sur la porte.
Elle se retourna et regarda le chandelier. La flamme de la bougie vacillait sous le courant d'air.
Elle se pencha. En dessous d'elle se trouvaient les marches du perron et si, contre toute attente, elle parvenait à éviter d'aller cogner contre la rambarde en fer, elle s'écraserait sans doute sur les dalles.
- Ferme la fenêtre, Sibylla! dit-il d'une voix impérieuse.
Elle la laissa ouverte et avança vers la commode. Le répit que lui procurait cette porte fermée à clé lui permit de reprendre ses esprits.
Attention que le cierge ne s'éteigne pas.
À côté du chandelier en argent se trouvaient deux bougies de la même taille que celle qui était allumée, mais entourées de plastique, et non loin de là, quatre autres, du genre de celles utilisées dans les cimetières, elles aussi dans de petits récipients en plastique.
De quoi brûler pendant environ soixante heures.
Elle prit la bible et l'ouvrit à la première page. À l'intérieur de la couverture, quelqu'un avait écrit ces lignes qu'elle parcourut rapidement:
Car l'amour est aussi fort que la mort
son désir aussi indomptable que le royaume des morts
sa flamme est telle celle du feu,
car c'est la flamme du Seigneur.
Elle comprit soudain que c'était maintenant elle qui avait le dessus. Cette flamme allait être son arme.
Elle entendit quelque chose racler dans la serrure. Elle reposa la bible et se dépêcha de refermer la fenêtre.
- Si vous entrez, j'éteins le cierge, s'écria-t-elle.
L'espagnolette reprit sa place initiale et le bruit dans la serrure s'arrêta.
- Cela brûle depuis qu'il est mort, n'est-ce pas?
Elle n'obtint pas de réponse, mais elle n'en avait pas besoin. Telle la flamme olympique, il avait maintenu ce cierge allumé en souvenir de l'être qu'il aimait.
Elle venait de se procurer un nouveau répit.
Mais que pouvait-elle en faire?
Elle regarda autour d'elle.
Mis à part le lit et la commode, la pièce était vide. Le sol était recouvert d'une moquette de couleur brune sur laquelle étaient posés trois tapis de lirette dépareillés. Elle regarda le lit. Le drap serait peut-être assez long pour lui permettre d'atteindre le sol. Mais ensuite? Il n'aurait pas de mal à la rattraper.
Elle alla soulever le chandelier. Prudemment, sachant que le fait de maintenir cette flamme allumée était sa meilleure assurance vie.
- Vous pouvez entrer, s'écria-t-elle.
- Mais, pour ça, il faut m'ouvrir la porte.
Elle hésita un instant.
- Comptez jusqu'à trois avant d'entrer. Sinon, j'éteins le cierge.
Il ne répondit pas. La moquette rendit ses pas inaudibles. Elle tourna la clé dans la serrure et recula vivement.
Au bout de trois secondes, la poignée s'abaissa.