Ils se retrouvèrent face à face, avec ce cierge allumé entre eux.
La colère se lisait dans ses yeux. Il tendait devant lui sa main meurtrie et elle suivit son regard dans cette direction.
Ses doigts étaient profondément entaillés et l'auriculaire semblait totalement sectionné.
Ni l'un ni l'autre ne dit quoi que ce soit. La flamme était la seule chose qui bougeait dans la pièce.
- Pourquoi fais-tu ça? finit-il par demander. Qu'est-ce que tu crois que tu vas y gagner?
- Appelez la police, dit-elle.
Il secoua la tête. Non pas tant pour refuser que pour lui faire comprendre à quel point il était fâché.
- Tu ne comprends donc pas que c'était écrit, tout ça? Nous avons été élus pour cela, toi et moi. On n'y peut rien... Pose ce cierge.
Elle pouffa en signe de refus et ce souffle fit vaciller la flamme. Cela lui fit comprendre à quel point l'avantage qu'elle avait sur lui était fragile et, tout à coup, la panique s'empara à nouveau d'elle.
Peut-être le vit-il sur elle, peut-être en sentit-il l'odeur. Mais un sourire vint éclairer son visage.
- Nous sommes pareils, toi et moi. J'ai lu tout ce qui a été écrit sur toi, dans le journal.
Comment faire pour sortir de cette pièce?
- Ils ont posé des questions à une de tes anciennes camarades de classe, tu n'as pas lu ça?
Si elle mettait les pieds dehors, la flamme s'éteindrait. Elle ne pouvait jouir de ce répit que tant qu'elle restait à l'intérieur.
- J'étais un solitaire, moi aussi.
- Où est le téléphone?
- Dès la première année d'école, cela se voyait que je n'étais pas comme les autres. C'était évident pour tous les gens...
- Faites demi-tour et descendez, sinon je souffle.
Son sourire se figea mais il ne bougea pas.
- Et après, Sibylla? dit-il posément. Qu'est-ce que tu feras, après?
Il s'écoula une éternité et, au moment où elle pensait que son cœur allait éclater à force de battre, il se retourna enfin. Il sortit lentement dans le couloir et elle le suivit, à quelques mètres de distance, tentant vainement de dissimuler sa respiration haletante. Une marche à la fois. Ils descendirent l'escalier en une sorte de défilé de la Sainte-Lucie inversé, dans lequel celle qui portait la flamme ne venait pas en tête. Elle la protégeait avec la main et il tendait toujours la sienne, ensanglantée, devant lui. Elle avait les jambes qui tremblaient. Elle tenta de penser à ce qui allait se passer. Devait-elle le laisser téléphoner? Ne serait-il pas mieux qu'elle le fasse elle-même? Il ne restait plus que quatre marches. Une fois en bas, il s'arrêta.
- Continuez.
Il fit ce qu'elle lui disait et entra dans la cuisine. Le chandelier était lourd. Elle n'arrivait plus à le tenir aussi haut. Elle l'abaissa lentement et, en même temps, posa le pied sur le sol du hall.
Elle ne le vit plus.
- Placez-vous dans l'embrasure de la porte!
Rien ne bougea dans la cuisine. Elle changea de main.
- Je vais souffler!
Mais elle comprit qu'il avait saisi, aussi bien qu'elle, la vanité de cette menace. Que faire, alors?
Elle passa la tête à l'intérieur de la pièce qui se trouvait à sa gauche. Un canapé et une table basse. Et la même moquette que dans la chambre, à l'étage. La porte de l'atelier était entrouverte. Elle fit un pas dans la pièce. Le poids du chandelier la força à s'en saisir à deux mains.
- Avancez, pour que je vous voie, s'écria-t-elle.
Elle ne vit pas de téléphone. Elle se dirigea vers l'atelier. Aucun bruit en provenance de la cuisine. Une fois le seuil franchi, elle ferma rapidement la porte derrière elle.
L'appareil était posé sur la table ronde qui se trouvait au centre. C'était un modèle Cobra, en forme de serpent dressé, couvert de taches de peinture de toutes les couleurs.
Mais il fallait le saisir à deux mains, puisque le cadran était placé en dessous.
Sans lâcher du regard la porte de la cuisine, elle posa prudemment le chandelier, souleva l'appareil et passa ses doigts tremblants sur le cadran. Elle avait peur au point d'avoir mal.
Elle était si près du but et pourtant si loin aussi.
C'est alors qu'il se jeta sur elle.
La porte de la salle de séjour s'ouvrit brutalement, elle perçut un cri, mais, avant qu'elle ait eu le temps d'esquisser un mouvement, il la frappa avec une chaise de cuisine. Elle tomba sur le sol, ses yeux se brouillèrent sous le coup de la douleur et, lorsqu'il s'assit sur elle, elle sentit qu'une de ses côtes se brisait.
- Ne fais plus jamais ça! siffla-t-il.
Elle secoua la tête, s'efforçant en vain d'écarter la douleur.
- Le Seigneur est avec moi, poursuivit-il. Tu ne pourras pas m'échapper.
Elle secoua à nouveau la tête. Elle aurait donné tout pour qu'il se lève. N'importe quoi pourvu qu'il ne pèse plus sur sa côte brisée.
Il regarda autour de lui.
- Ne bouge pas!
Elle acquiesça de la tête et il se leva enfin. Près du téléphone était posé un chiffon de coton blanc. Il en banda sa main blessée. Elle se demanda s'il était droitier. Dans ce cas, il serait sérieusement handicapé.
Mais il en allait de même pour elle.
Et cette maudite flamme qui brûlait toujours.
Elle n'était même pas parvenue à l'éteindre.
Bon sang de bordel de merde.
Alors qu'elle était si près du but.
Elle bougea légèrement, pour tenter d'atténuer la douleur. Mais sa veste formait une sorte de boule sous elle, juste à l'endroit où cela lui faisait le plus mal. Il nota ce mouvement et posa le pied sur son ventre.
- Je t'ai dit de ne pas bouger!
La douleur fut si violente qu'elle en perdit le souffle. Son visage fut déformé par un rictus et elle vit trente-six chandelles. Puis elle sentit qu'il ôtait le pied et, au bout d'un moment, elle ouvrit à nouveau les yeux. Il était toujours debout près d'elle. Il était blême et tenait devant lui sa main bandée. Dans l'autre se trouvait un crucifix qu'elle avait déjà vu. Sur le document de Patrik.
- Tiens, dit-il, en le laissant tomber sur elle.
Il n'était pas très lourd mais elle banda machinalement ses muscles et son corps fut traversé par une nouvelle vague de douleur.
- Porte-le, poursuivit-il. Ce sera ta montée au Golgotha.
Si elle avait pu, elle lui aurait demandé ce qu'il voulait dire par là.
- Lève-toi! On va sortir!
Elle parvint à se mettre debout. De sa main valide, il l'empoigna par la nuque et la força à avancer, penchée en avant, les yeux rivés sur le sol et le crucifix dans la main gauche.
Le soir avait commencé à tomber.
La douleur au côté lui parut moins violente, une fois qu'elle fut debout. Sans lâcher prise, il lui fit descendre les marches du perron.
- Où allons-nous? lui demanda-t-elle.
Il ne répondit pas et se contenta de la pousser devant lui, vers la route. Elle se dit que, si vraiment elle était l'élue de Dieu, celui-ci pourrait bien faire passer une voiture.
Mais ce ne fut pas le cas.
Ils traversèrent et, aussitôt après, elle comprit où ils se rendaient. Dans la maison jaune.
- Qu'est-ce qu'on va faire? demanda-t-elle.
- Tu vas te tuer.
Elle tenta de se redresser, mais il la força à rester penchée.
- Ils te trouveront au mois de juin, quand ils viendront. Avec le crucifix sur le ventre. Ainsi, tout sera clair et on comprendra que Sibylla s'est punie elle-même de ses crimes. Kerstin pourra t'identifier et je me tiendrai près d'elle pour lui apporter mon aide.
Ils étaient arrivés devant la maison. Sibylla glissa sa main libre dans la poche de sa veste et sentit sa lime à ongles.
- Les clés sont dans ma poche, dit-il. Prends-les.
Ses doigts se saisirent de l'étui en plastique. La prise sur sa nuque se relâcha.