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Elle préférait aussi que les petites libertés qu'elle prenait avec les lois n'apparaissent pas publiquement. Elle n'était pas méchante et choisissait en général ses victimes parmi les riches. Il se trouvait seulement qu'elle n'avait jamais réussi à s'adapter aux normes en usage dans la société et elle vivait depuis si longtemps en marge qu'elle ne pourrait plus rien y changer, dorénavant.

Elle n'avait pas sa place dans le système.

Elle tentait uniquement de survivre, à ses propres conditions. Mais elle n'osait pas penser à ce que la presse pourrait faire de l'histoire de sa vie. Elle n'en était pas très fière, à vrai dire, mais le diable emporte celui qui voudrait s'en mêler et donner son opinion à ce sujet. Ceux qui n'avaient pas connu ce qu'elle avait vécu ne pourraient jamais comprendre pourquoi les choses avaient tourné ainsi. Mais c'était un fait accompli, maintenant, et tout ce qu'elle pouvait faire était de tirer le meilleur parti possible de la situation. Car qui pourrait comprendre cela? Elle qui était née avec une cuiller d'argent dans la bouche.

- Mais, Henry, je ne peux pas l'emmener avec moi. Tu sais bien ce qui s'est passé la dernière fois.

Béatrice Forsenström devait se rendre en visite chez sa mère et ses tantes, à Stockholm. Monsieur Forsenström n'avait guère de sympathie envers elles et c'était réciproque. La mère de Sibylla allait donc les voir seule, en général. Peut-être s'était-elle vraiment mariée par amour. Mais, dans ce cas, cela avait été contre la volonté de ses parents. La société que dirigeait Henry Forsenström n'était pas assez prestigieuse pour la famille Hall, dans son bel appartement des quartiers chic de la ville. Un parvenu reste un parvenu, surtout aux yeux de ceux qui peuvent faire étalage de quartiers de noblesse. On souhaitait donc du sang bleu, en cas de mariage. Et que diable leur fille irait-elle faire à Hultaryd, ce trou perdu au fin fond du Småland? Mais fais-en à ta tête. Seulement, ne viens pas te plaindre quand tu verras que nous avions raison.

Tout cela, Sibylla l'avait compris simplement en dînant chez sa grand-mère maternelle, à Stockholm, et en l'écoutant parler à sa fille. Elle s'était aussi rendu compte que cette femme était mécontente - même si cela ne la surprenait pas particulièrement - qu'il ait fallu tant de temps pour mettre au monde un enfant. Enfin, voyons: Béatrice avait trente-six ans à la naissance de Sibylla.

Sa grand-mère possédait une faculté étonnante à s'exprimer au moyen d'insinuations et d'accusations voilées. C'était d'ailleurs une sorte de tradition de famille. Une fois parvenue à l'âge adulte, Sibylla s'était parfois demandé si elle ne la possédait pas, également; seulement, elle n'avait jamais eu l'occasion de l'utiliser.

Pour l'instant, elle avait onze ans et s'était cachée dans l'escalier pour écouter parler ses parents.

- Ses cousins ont de la peine à comprendre ce qu'elle dit. Ils se moquent d'elle et je ne veux pas l'exposer une fois de plus à leurs sarcasmes.

Henry Forsenström ne répondit pas. Peut-être n'écoutait-il même pas et lisait-il quelque papier.

- Elle parle encore plus mal que les plus mal élevés des enfants d'ouvriers! poursuivit sa mère.

Elle entendit son père soupirer.

- Ça n'a rien de surprenant, répondit-il avec un accent du Småland très prononcé. Elle a grandi ici.

Beatrice Forsenström resta un instant sans rien dire. Sibylla n'avait pas besoin de la voir pour savoir quel air elle avait en ce moment précis.

- En tout cas, je crois qu'il vaut mieux qu'elle reste à la maison... Je pourrai en profiter pour sortir un peu. Maman m'a dit que c'est la première de La Traviata, vendredi prochain.

- Bien sûr. Fais comme tu veux.

C'est naturellement ce que fit sa mère.

Sibylla ne l'avait plus jamais accompagnée à Stockholm et, lorsqu'elle y retourna, ce fut dans des conditions bien différentes.

Lorsqu'elle se réveilla, le lendemain matin, elle sentit dans tout son corps que quelque chose n'allait pas. Elle éprouvait un sentiment de claustration, dans cette cabane, et désirait en sortir. Le poêle s'était éteint et elle avait froid. Heureusement, sa gorge allait mieux. La veille au soir, elle avait eu peur d'avoir attrapé une angine. Pour guérir cela, il fallait de la pénicilline. Or, il n'était pas facile de se présenter chez un docteur sans carte de Sécurité sociale. Elle était donc heureuse que ce ne soit pas nécessaire.

Surtout depuis qu'elle était recherchée par la police.

Et puis elle avait faim. Elle mangea le reste de son pain mais n'avait rien à boire, car elle avait fini sa boisson gazeuse lors de son repas du soir. Elle acheva son petit déjeuner avec la tomate et la dernière pomme.

Puis elle commença à faire son sac. Elle remit soigneusement à leur place le chandelier et la coupe. Après avoir replié et rangé les coussins, elle vérifia que tout était en ordre puis jeta son sac sur son épaule et ouvrit la porte. La main sur la poignée, elle hésita un instant.

Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu peur.

Elle laissa tomber le sac et referma la porte.

Reprends-toi, bon sang, quoi.

Elle tira l'une des chaises vers elle et s'effondra, la tête entre les mains. Elle ne pleurait plus jamais, car elle avait compris depuis longtemps que cela ne servait à rien. Et elle ne pensait pas avoir de raison de le faire, si seulement on la laissait en paix et se tirer d'affaire elle-même. Si: une seule chose. Mais celle-ci était dissimulée si profondément dans son âme qu'elle ne lui venait que rarement à l'esprit: trouver de quoi manger pour la journée. Et où dormir la nuit suivante. Le reste était secondaire.

Et maintenant, elle avait de l'argent.

Elle posa la main sur sa poitrine, où un trésor de 29385 couronnes se trouvait sous ses vêtements, dans une pochette en tissu accrochée autour de son cou.

Elle allait bientôt avoir assez. Cet argent lui permettrait d'atteindre le but qu'elle s'était fixé au cours des cinq dernières années et qui lui avait donné la force de persévérer, après la décision qu'elle avait prise de tenter sérieusement de faire quelque chose de sa vie et d'acquérir une petite maison en bois aux angles peints en blanc. Un coin bien à elle, quelque part, où elle serait en paix et pourrait mener sa vie comme elle le voudrait. Peut-être cultiver des fruits et des légumes. Élever quelques poules. L'eau, elle pourrait toujours la prendre dans le puits. Elle ne rêvait pas de luxe, simplement de quatre murs lui appartenant en propre et où personne d'autre n'aurait accès.

Le calme intégral.

Elle s'était informée et avait vu qu'on pouvait imaginer s'installer quelque part, à condition que ce soit dans un coin isolé, sans électricité ni eau courante, pour environ 40000 couronnes. Or, c'était précisément dans ce genre d'endroit qu'elle désirait vivre.

Là-haut, dans le Nord en voie de désertification, c'était peut-être même possible à meilleur marché encore. Mais elle ne pensait pas qu'elle pourrait supporter la rigueur des hivers interminables qui y régnaient. Elle préférait devoir économiser un peu plus longtemps.

Chaque mois, au cours des cinq dernières années, elle avait mis de côté tout ce qu'elle pouvait sur cette aumône que lui faisait sa mère. Et, une fois qu'elle avait placé cet argent dans la pochette, elle ne devait plus y toucher, si affamée qu'elle puisse être.

Plus que deux ans, environ, et elle aurait assez.