Lorsque l'autobus arriva, il y avait pas mal de place, bien que ce fût l'heure de pointe du matin. Le trajet coûtait quatorze couronnes. Une petite fortune.
Elle alla s'asseoir au fond du véhicule et posa son sac à dos sur le siège, à côté d'elle. Ce n'est qu'à l'Écluse que tous les sièges furent occupés. Une femme lança alors un regard courroucé en direction de son sac. En temps normal, elle ne s'en serait pas souciée mais, ce jour-là, elle désirait éviter d'attirer l'attention sur elle.
Elle mit donc son sac sur ses genoux. La femme s'assit à côté d'elle et sortit un journal de son porte-documents.
Sibylla regarda par la fenêtre. Ils étaient maintenant sur Skeppsbron. L'autobus s'arrêta au feu rouge juste devant un bureau de tabac. Le buraliste était en train d'installer les affichettes des journaux de la journée et, au moment où l'autobus démarrait, il bougea, lui permettant de voir ce qui était marqué.
En fait, ses yeux lurent d'eux-mêmes et firent ensuite parvenir l'information à son cerveau.
Ce n'était pas possible!
Elle resta un moment à regarder dans le vide, devant elle. La peur le disputait en elle à la perplexité, comme si un lacet se resserrait lentement autour de sa gorge.
Elle s'avisa soudain que quelqu'un la regardait et cela rompit le charme. D'instinct, elle plaça son sac à dos entre eux, à la manière d'un rempart. Ce geste eut pour conséquence qu'elle put voir le journal étalé sur les genoux de la femme qui était assise à côté d'elle.
Elle ne voulait pas voir mais, une fois encore, ses yeux furent plus forts qu'elle.
Le titre suffit à lui donner la nausée, elle n'eut pas la force de lire le reste. Pendant la fin du trajet, elle garda le regard obstinément fixé sur son sac à dos et ce n'est que lorsque la femme referma le journal et descendit qu'elle osa bouger à nouveau.
Au terminus, il ne restait plus qu'elle dans l'autobus. En se levant pour sortir, elle vit que la femme avait laissé son journal sur le siège.
Elle ne voulait pas le faire.
Mais elle savait qu'elle était obligée.
Les salauds.
Avant de descendre de l'autobus, elle fourra le journal dans son sac.
Sur le chemin de Nimrodsgatan, elle entra dans un magasin Konsum et acheta un flacon de teinture pour cheveux. C'était la deuxième fois qu'elle prélevait sur son trésor. Mais, dès qu'elle aurait retiré son argent à la poste, elle remettrait ce qu'elle avait pris.
L'immeuble locatif de Nimrodsgatan était pour elle, et pour bien d'autres dans sa situation, une véritable providence. Le genre de trésor dont on se gardait bien de parler, parmi les gens comme elle. Un jour, elle avait dû payer pour avoir eu la langue trop bien pendue.
Mais pas en argent.
La porte d'entrée de l'immeuble était ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les appartements ne disposaient pas de douches et c'était la raison pour laquelle il en avait été installé au sous-sol. Bien carrelées et avec de l'eau chaude et du papier hygiénique à volonté.
Elles étaient certes fermées à clé, mais elle était une des rares à savoir où était cachée la clé de secours. À mi-chemin de l'escalier descendant au sous-sol, près de la porte donnant accès à ce havre, il y avait une vieille trappe en fer. Derrière celle-ci, les locataires avaient déposé une clé de secours fixée à un morceau de bois de cinquante centimètres de long, pour que personne ne l'emporte par mégarde.
Cette clé valait son pesant d'or, sinon plus.
Une fois à l'intérieur, on pouvait fermer derrière soi.
Et être tranquille.
Elle fit d'abord couler de l'eau dans le lavabo des toilettes et mit sa culotte à tremper. En guise de lessive, elle versa quelques gouttes de shampooing. Puis elle ôta tous ses vêtements et tourna le robinet d'eau chaude de la douche. Elle avait de la chance. Quelqu'un avait oublié un flacon de savon liquide.
Elle ferma les yeux, mais la seule chose qu'elle vit fut l'image de la page de journal de l'autobus.
Quand est-ce que cela s'arrêterait?
Quand son cauchemar prendrait-il fin?
La femme du Grand Hôtel frappe à nouveau meurtre rituel à Västervik
- Depuis combien de temps est-ce que cela dure?
Pour une fois, c'était son père qui lui adressait la parole.
Sibylla avala sa salive. La table dansait toujours.
- Quoi?
Béatrice Forsenström pouffa.
- Ne fais pas l'idiote, Sibylla. Tu sais très bien de quoi nous parlons.
Elle le savait, en effet. Quelqu'un avait dû la voir dans la voiture de Micke.
- On s'est rencontrés au printemps dernier.
Ses parents se regardèrent par-dessus la table. On aurait dit qu'ils étaient reliés par des élastiques.
- Comment s'appelle-t-il?
C'était à nouveau son père qui lui posait cette question.
- Mikael. Mikael Persson.
- Est-ce que nous connaissons ses parents?
- Je ne crois pas. Ils habitent Värmamo.
Un instant de silence dont Sibylla tenta de jouir pleinement.
- Et qu'est-ce qu'il fait, à Hultaryd? Je suppose qu'il a un métier.
Sibylla hocha la tête.
- Il est mécanicien. Il est incollable dans son domaine.
- Ah bon.
Ses parents se regardèrent à nouveau. Les élastiques verts et rouges qui les reliaient semblaient ne faire que croître en nombre. Mais ils n'avaient plus de visage. Sibylla baissa les yeux vers la table.
- Nous ne voulons pas que notre fille se promène dans une voiture de voyou.
C'est ainsi qu'ils qualifiaient une De Soto Firedome modèle 59.
- Nous ne voulons pas que tu fréquentes qui que ce soit parmi ce genre de garçons.
Sibylla eut l'impression que sa tête pesait soudain du plomb et se mettait à tomber de côté sans qu'elle puisse la retenir.
- C'est mes copains.
- Tiens-toi bien, quand on te parle!
Sa tête se redressa automatiquement mais son cou n'avait plus la force de la tenir droite. Elle retomba en arrière et alla cogner contre le dossier de sa chaise.
- Mais enfin, Sibylla, qu'est-ce qui te prend? Qu'est-ce qui se passe?
Sa mère s'était levée de table et, du coin de l'œil, Sibylla la vit s'approcher d'elle. Sa tête était comme collée au dossier de la chaise. Au moment où sa mère arriva près d'elle, elle sentit que sa tête glissait sur le côté et que son corps la suivait dans sa chute.
- Sibylla? Comment ça va, Sibylla?
Elle était allongée sur quelque chose de moelleux et c'était la voix de sa mère qu'elle entendait. Quelque chose de froid et d'humide était posé sur son front et elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans son lit et sa mère était assise sur le bord de celui-ci. Son père était debout au milieu de la pièce.
- Tu nous as fait peur, ma petite.
Sibylla regarda sa mère.
- Pardon.
- On parlera de ça plus tard.
Henry Forsenström s'approcha du lit.
- Comment vas-tu? Veux-tu qu'on appelle le docteur Wallgren?
Sibylla secoua la tête. Son père hocha la sienne pour signifier qu'il avait compris et quitta sa chambre. Sibylla regarda sa mère.
- Je veux dire: pardon de m'être évanouie.
Béatrice ôta la compresse de son front.
- On ne peut rien à ce genre de chose, Sibylla, et il n'y a pas de quoi demander pardon. Mais, pour le reste de ce que nous disions, il en sera comme ton père et moi t'avons dit. Il ne faut plus que tu ailles là-bas.
Sibylla sentit qu'elle était sur le point de se mettre à pleurer.
- Sois gentille, maman.
- Inutile de nous faire une scène. C'est pour ton propre bien, tu le sais.
- Mais ce sont mes seuls amis.
Sa mère se redressa. Sibylla sentit que sa patience était à bout et qu'il n'était pas question de discuter.
Pas plus que d'autre chose, d'ailleurs.
Une bonne douche, en paix, était pour elle la meilleure façon de retrouver le goût de vivre.