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Il n'avait jamais été question d'amour, entre eux, plutôt de désir de compagnie et d'amitié. C'était tout ce qu'ils avaient pu se donner et, à cette époque, cela leur avait suffi.

Tout d'abord, elle ne put retrouver le bateau. Cela faisait plusieurs années qu'elle n'était pas venue par là. Mais, en revenant sur ses pas, elle le vit amarré contre un navire de guerre à la coque grise, comme toujours. Apparemment, il n'y avait pas beaucoup de place, à cet endroit.

Elle ôta son sac à dos et le posa sur une palette qui traînait par là, pour ne pas que le fond soit mouillé.

Soudain, elle fut prise d'hésitation.

Maintenant qu'elle était là, elle n'était plus aussi sûre de son fait. Elle savait que Thomas était digne de confiance, mais seulement quand il était sobre. Dès qu'il avait bu un coup, il n'était plus le même. Elle en portait encore les traces sur le corps. Elle respira profondément et serra les poings pour tenter de retrouver l'énergie qui avait été la sienne, dans le métro, peu auparavant.

- Thomas!

Elle regarda autour d'elle. Le quai était désert.

- Thomas! C'est moi, Sibylla.

Une tête pointa par-dessus la lisse du bateau de l'armée. Elle eut peine à le reconnaître. Il s'était laissé pousser la barbe. Il eut l'air perplexe, tout d'abord, puis son visage se fendit d'un sourire.

- Merde alors! Ils t'ont pas encore mis le grappin dessus, on dirait?

Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire.

- Tu es seul?

- Bien sûr que oui.

Il ne lui fit pas signe de monter à bord. Pourtant, elle était sûre qu'il était sobre, elle le connaissait assez pour cela.

- Je peux venir?

Il ne répondit pas aussitôt, se contentant de la regarder et de lui sourire.

- C'est peut-être un peu risqué, non?

- Arrête. Tu sais bien que c'est pas moi.

Le sourire se fit plus large.

- Allez, monte. Mais attention: faut laisser les couteaux au vestiaire, avant de monter à bord.

Son visage disparut dans les profondeurs du bateau et elle prit son sac à dos. Thomas était un ami. Peut-être le seul qu'elle eût. En ce moment, cela importait plus que tout.

Il avait laissé l'écoutille ouverte et elle lui passa son sac à dos avant de descendre l'échelle.

La cale du bateau avait été transformée en un mélange d'atelier de menuiserie et de local d'habitation. Le sol était couvert de sciure et de petits morceaux de bois et semblait ne pas avoir été nettoyé depuis des dizaines d'années.

Cela tendait à prouver qu'il n'y avait pas de femme à bord, pour l'instant. Tant mieux.

Il suivit son regard, qui faisait le tour de l'endroit.

- Ça n'a pas beaucoup changé depuis la dernière fois que t'es venue.

- Non. C'est toujours aussi bordélique.

Il ricana et se dirigea vers une machine à café, dans ce qui était censé être la cuisine. Une table, trois chaises dépareillées, un réfrigérateur et un four à micro-ondes. Mais pas de bouteilles vides. Tant mieux également.

- Un peu de café?

Elle accepta d'un simple signe de tête et il vida dans un seau la goutte qui restait dans le récipient. Mais celui-ci était tellement crasseux que la différence fut imperceptible. Elle s'assit sur la chaise qui lui parut la moins branlante. Thomas alla prendre de l'eau dans un bidon en plastique.

- Alors, dans quel pétrin tu t'es fourrée?

Sibylla poussa un soupir.

- Tu vas pas me croire, mais j'en sais rien, en fait.

Il se retourna pour la dévisager.

- Qu'est-ce que t'as fait à tes cheveux?

Elle ne répondit pas mais désigna du doigt un journal du soir qui dépassait d'une corbeille à papier.

- T'étais mieux comme ça, dit-il en renversant le filtre usagé sur la corbeille, en répandant la moitié à côté.

- En fait, je suis venue te demander ton aide.

- Ah bon. T'as besoin d'un alibi?

Cela la contraria. Elle savait qu'il plaisantait pour masquer sa gêne, comme toujours. Mais, en général, il savait s'arrêter à temps. Or, cette fois-ci, ce n'était plus drôle.

- J'étais au Grand Hôtel, ça c'est vrai. Et j'aurais du mal à expliquer aux flics comment et pourquoi, c'est vrai aussi.

Il vint s'asseoir en face d'elle. La machine à café se mit à frémir, derrière lui, et les premières gouttes tombèrent dans le récipient.

Peut-être avait-il été sensible à un accent de sincérité dans sa voix, car il arbora soudain un air sérieux.

- Tu t'es payé une nuit à l'œil, quoi? Elle opina.

- Et c'est ce type qu'a casqué? demanda-t-il en montrant le journal.

Nouveau hochement de tête.

- Sacré manque de pot. Et Västervik, alors?

Elle renversa la tête en arrière et ferma les yeux.

- Ça, j'en ai pas la moindre idée. J'ai jamais mis les pieds là-bas de ma vie. Je comprends pas ce qui se passe.

Elle le regarda à nouveau en secouant la tête.

- Sale coup.

- Ça, tu peux te le dire.

Il se gratta la barbe et secoua à nouveau la tête.

- Bon. De quoi est-ce que t'as besoin?

- Le fric de ma mère. J'ose pas aller à ma boîte postale.

Ils se regardèrent par-dessus la table. Il était au courant de cette affaire de mensualités. Et, pendant le temps qu'ils avaient vécu ensemble, il avait même contribué à les convertir jusqu'au dernier centime en produits liquides. Il se leva pour aller chercher le café et, en revenant, prit une tasse au passage. Elle n'avait plus d'anse et semblait ne pas avoir été lavée depuis la première fois qu'elle avait servi.

- T'as bouffé quelque chose, aujourd'hui?

- Non.

- Y a du pain et de la pâte à tartiner dans le frigo.

Elle se leva pour aller les chercher. Elle n'avait plus très faim mais il aurait été stupide de ne pas profiter de l'occasion. Quand elle regagna la table, il avait servi le café. Il se gratta à nouveau la barbe tandis qu'elle posait le morceau de pain et le tube de pâte.

- Je te demanderais pas ça si je pouvais faire autrement. Mais, sans ce fric, je m'en tirerai jamais.

- D'accord, dit-il en hochant la tête. Avant de continuer, il but une gorgée de café.

- Bon, je vais aller voir ce que je peux faire. Entre vieux copains...

Ils s'observèrent à nouveau. Tant qu'il serait sobre, elle pourrait compter sur lui. Et ils n'étaient pas tellement nombreux, les gens dans ce cas-là.

Mais, s'il se mettait à boire, il faudrait qu'elle y passe.

Entre vieux copains...

Aussitôt sortie de la salle, elle avait pris le chemin de l'association de Micke. Personne ne l'en avait empêchée. Sa mère devait être en train d'essayer de sauver les meubles de sa si précieuse soirée.

Elle n'avait pas mis de manteau et il faisait froid. Mais ce n'était pas grave. De légers flocons tombaient du ciel tels des confettis et elle renversa la tête pour tenter d'en gober au vol.

Elle se sentait très bien, maintenant. Toute inquiétude avait disparu. Rien n'avait plus d'importance. Elle allait retrouver Micke, rien d'autre ne comptait.

Sur le chemin, des gens en blanc lui firent des signes. Comme dans le film qu'elle avait vu à la télé le samedi précédent. Elle marchait dans un halo de lumière, un cône qui tombait du ciel et la suivait partout. Elle répondit aux signes que lui faisaient ces gens en fête et se mit à danser au milieu des flocons de neige.

La De Soto était parquée devant le garage. L'idée que Micke puisse ne pas être là ne l'avait même pas effleurée.

Maintenant, c'était elle qui contrôlait la situation.

Bien sûr qu'il était là.

Elle s'inclina devant le public qui l'avait suivie, ouvrit la porte et entra. Elle perçut aussitôt cette odeur d'huile de moteur qu'elle aimait tant et sentit la joie se répandre dans son corps.

- Micke!