Le cône de lumière la suivait toujours. Quelque chose bougea derrière les piles de pneus et elle n'eut pas le temps de s'en approcher avant que la tête de Micke ne fasse son apparition.
- Salut... Qu'est-ce que tu fais là?
Elle eut l'impression qu'il n'était pas très content de la voir et même plutôt contrarié.
- Je suis venue, dit-elle avec un sourire.
Il baissa les yeux vers quelque chose qui se trouvait hors de son champ de vision et elle eut l'impression qu'il rajustait, son pantalon.
- Euh, c'est pas vraiment le moment, tu vois. Tu peux pas revenir demain?
Demain? Pourquoi ça?
Elle avança de quelques pas. Sur le sol, derrière les pneus, était étalée la couverture à carreaux. Et, sous la couverture, était couchée Maria Johansson.
Le cône de lumière s'éteignit.
Tout entier à elle, toute entière à lui.
Rien qu'eux deux, enchaînés pour toujours l'un à l'autre.
N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.
N'importe quoi.
Elle le regarda. Son visage avait disparu. Elle s'éloigna à reculons.
- Sibylla...
Elle se cogna le dos contre le mur. La porte, sur la droite. La poignée à abaisser.
Les gens en fête étaient partis et l'avaient laissée seule. Devant elle se trouvait la De Soto Firedome et ses 305 chevaux. Pas plus de quatre pas à faire, la porte n'était pas fermée à clé.
Partir de là, vite, très vite.
Elle était seule sur le bateau depuis près de deux heures, quand il revint. Elle avait passé son temps à errer comme une âme en peine, dans la coque de ce rafiot, oscillant entre la confiance et l'inquiétude, l'espoir et le désespoir.
Et s'ils surveillaient la boîte postale? Thomas saurait-il se montrer suffisamment prudent pour éviter de les amener droit vers l'endroit où elle se cachait?
Mais il n'était pas né de la dernière pluie, lui non plus. Bien sûr qu'il ferait ce qu'il fallait.
Et s'ils l'avaient arrêté? Etait-ce pour cette raison qu'il tardait tant?
Chacune des fibres de son corps attendait le bruit de ses pas et pourtant elle fut prise de panique en les entendant résonner sur le pont, au-dessus de sa tête.
Puis l'écoutille s'ouvrit.
Elle alla se dissimuler derrière la scie mécanique et ferma les yeux. Elle était prise au piège, comme dans une souricière.
Les salauds.
Mais il était seul. Il descendit l'échelle en la cherchant du regard.
- Sibylla?
Elle sortit de sa cachette.
- Pourquoi est-ce que t'as mis aussi longtemps?
Il s'avança vers la machine à café, qui était toujours allumée. Il jeta dans la corbeille à papier la goutte qui restait au fond de la tasse.
- J'ai voulu m'assurer que j'étais pas suivi.
- Et alors?
Il secoua la tête et se versa un peu de café.
- Non. Tout paraissait normal, là-bas.
Il lui tendit la cafetière sans même lui poser la question, mais elle secoua la tête. Il prit une profonde respiration qui ressemblait à s'y méprendre à un soupir et dit:
- Mais l'argent était pas là.
Elle le dévisagea, incrédule. Il reposa la cafetière.
- Qu'est-ce que tu veux dire, bon sang?
Il écarta les bras.
- La boîte était vide.
C'était sûrement un mensonge.
Pendant quinze ans, une somme de mille cinq cents couronnes avait atterri dans sa boîte postale au plus tard le 23 de chaque mois. Elle se retourna et le regarda.
- Salaud! Et moi qu'avais confiance en toi!
Ce fut à son tour d'avoir l'air incrédule.
- Qu'est-ce que tu veux dire, au juste?
Elle reconnut son regard. C'était celui qu'il avait quand il se mettait en colère, une fois ivre. Mais elle n'avait plus la force d'avoir peur.
- Il est à moi, ce fric. Il me le faut absolument!
Il se contenta d'abord de la regarder sans bouger. Puis il jeta contre la paroi la tasse de café à moitié pleine, qui fit tomber divers outils et laissa derrière elle une tache noire.
Le bruit la fit sursauter mais elle ne le lâcha pas du regard. Il prit une profonde respiration, comme s'il tentait de se concentrer, et alla regarder à l'extérieur par l'un des hublots. Puis il se mit à lui parler, le dos tourné.
- Je sais que j'ai fait des choses qu'étaient pas toujours très réglo. Mais, si tu m'accuses de t'avoir piqué ton fric, tu te fourres le doigt dans l'œil.
Il se retourna vers elle.
- Il t'est pas venu à l'idée que ta vieille avait peut-être plus très envie d'envoyer du fric à quelqu'un qui dépèce les cadavres?
Elle le regarda et, pendant que ses paroles se frayaient un chemin jusqu'à son cerveau, à travers ses conduits auditifs, elle comprit qu'il disait vrai.
Finies les aumônes.
Béatrice Forsenström considérait qu'elle avait payé sa dette.
Le vide se fit soudain en elle.
Elle s'avança lentement vers la porte, tira l'un des sièges et s'assit. Elle enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer.
Elle était perdue.
Elle avait fait tout cela pour rien.
Pourtant, elle avait été bien décidée à y arriver. Et au moment où elle allait y parvenir, le destin était intervenu pour réduire son projet à néant.
Quand on est une perdante... Elle avait défié le système et voulu se tailler une place qui ne lui était pas destinée. Tu n'as pas honte, Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström? Tu avais tout ce qu'il te fallait mais tu n'as pas eu le bon sens de t'en contenter. Ce n'était pas assez bien pour toi. Tu avais à manger à ta faim mais tu as préféré céder ta place.
Qui va à la chasse...
- Qu'est-ce qu'il y a?
Elle sentit sa main sur son épaule.
- T'en fais pas, Sibylla. Ça va s'arranger.
Bien sûr. Une fois que j'aurai fait perpète. Après, ça n'aura plus guère d'importance, hein?
- Toi, t'as besoin de boire un coup.
Elle s'efforça d'avoir l'air contente.
Oui, pourquoi pas? Rien de tel qu'une bonne cuite. S'étourdir. Oublier.
Il avait déjà sorti une bouteille entière de vodka. Elle regarda la bouteille puis son visage. Il avait à nouveau l'air calme. Elle hocha la tête.
- Merci. Pourquoi pas?
Elle eut le temps d'aller jusqu'à Vetlanda avant de se faire prendre par la police. Un feu rouge se mit à clignoter devant elle, sur la route, elle se rangea et s'arrêta. Deux agents vinrent se poster près de la vitre du conducteur et elle actionna la commande électrique. L'un d'entre eux se pencha par la portière, coupa le moteur et ôta la clé de contact. Puis il sortit le haut du corps; il resta penché vers elle et elle put voir son visage.
- Parfait... Voyons un peu ça.
Elle n'eut même pas peur. Elle ne ressentait rien.
- Tu veux bien sortir?
Il ouvrit la porte et elle sortit. Une voiture vint se ranger derrière la De Soto. Micke en descendit précipitamment et se dirigea vers elle:
- Espèce de salope! Si t'as fait quelque chose à ma bagnole, je te bute!
Maria Johansson était assise à la place du passager.
L'un des agents posa la main sur l'épaule de Micke.
- On se calme!
Micke bondit sur le siège du conducteur de la De Soto pour vérifier que tout était en ordre. Rassuré, il redescendit et l'agent lui remit les clés. Micke la regarda avec dégoût.
- T'es complètement cinglée, ma parole!
Elle sentit les agents la prendre chacun par un bras et la conduire vers une voiture de police. La main sur sa tête, ils la firent asseoir sur le siège arrière. L'un des deux monta à côté d'elle et l'autre s'installa au volant.
Ni l'un ni l'autre n'ouvrit la bouche.
- Sibylla Forsenström? C'est bien comme ça que tu t'appelles?
Pourquoi y avait-il une aussi drôle d'odeur, dans cette pièce?
- Pourquoi as-tu volé cette voiture?
Et si c'était une fuite de gaz?
- Tu as ton permis de conduire?