Mais maintenant, plus rien n'était pareil.
Elle ne savait même plus où elle pouvaitaller.
Elle s'engagea dans Heleneborgsgatan et, une fois parvenue au bout de la rue, entra dans Skinnarviksparken. Le jour commençait à poindre. Un homme était en train de contempler la vue, tandis que son chien faisait sa crotte. En entendant ses pas sur l'allée de gravier, tous deux tournèrent la tête dans sa direction. L'homme se pencha et ramassa, ainsi qu'il se devait, la crotte de son chien dans un sac en plastique. Comme s'il avait peur qu'elle ne lui adresse une remontrance.
Elle continua son chemin. Au coin de Hornsgatan, un panier de pain frais avait été posé à la porte d'un restaurant. Un de plus ou de moins, ils ne verraient pas la différence.
Ce qu'il lui fallait, maintenant, c'était un endroit où rester cachée pendant quelques jours. Où elle pourrait être tranquille et où personne n'aurait l'idée de venir la chercher. Elle était lasse de cette inquiétude qui la suivait partout où elle allait. Elle avait besoin de repos. Si elle ne parvenait pas à dormir tout son soûl, elle savait d'expérience qu'elle aurait plus de mal à faire fonctionner son cerveau et, si son jugement était défaillant, elle serait une proie facile.
Elle fouilla dans sa mémoire pour se remémorer la liste des endroits où elle avait dormi. Mais elle n'en trouva aucun offrant la tranquillité dont elle avait besoin.
Les voitures étaient de plus en plus nombreuses, maintenant. Elle avait choisi de monter sur ce qu'on appelait "la bosse" de Hornsgatan, afin d'échapper à la circulation. À sa droite se trouvait l'église Sainte-Marie. Elle regarda la pendule pour savoir l'heure.
Au même instant, elle sut où elle allait pouvoir se cacher.
Jour et nuit. Les mêmes êtres sans visage lui parlant une langue qu'elle ne comprenait pas et ne semblant pas comprendre le danger qui la menaçait.
Des êtres sans visage qui entraient et sortaient de la pièce en tendant les mains vers elle et la forçant à avaler des comprimés empoisonnés. Des voix qui montaient du radiateur pour se moquer d'elle. Sous son lit était caché le Diable, qui attendait qu'elle pose le pied sur le sol. Sitôt qu'elle l'effleurerait, il la saisirait et la tirerait vers ce trou, en dessous d'elle, et la jetterait dans le cachot où l'attendaient les hommes en noir avec leurs outils incandescents.
Elle ne voulait pas dormir, n'osait pas le faire, mais les pilules empoisonnées l'y contraignaient. C'était pour cette raison qu'ils voulaient qu'elle dorme.
Un cauchemar interminable.
Elle refusait de se lever, mais ils lui enfonçaient quelque chose dans le ventre pour l'empoisonner encore un peu plus. Le poison était de couleur jaune et le sac le contenant était accroché à côté de son lit. Pour que le Diable puisse en remettre, quand il n'y en aurait plus.
Si elle arrachait ce tuyau, ils lui attachaient les mains.
L'homme en blanc entrait de temps en temps et lui demandait de lui parler. Il faisait semblant d'être gentil, pour qu'elle lui révèle ses secrets, qu'il irait aussitôt rapporter aux hommes de la cave.
La lumière et les ténèbres ne cessaient d'alterner. Le temps n'existait plus, il n'y avait plus que des mains qui la forçaient à avaler ces pilules blanches empoisonnées.
Mais, un jour, elle avait soudain compris ce qu'ils lui disaient. Ils lui parlaient doucement et semblaient vraiment vouloir son bien. La protéger. L'un d'entre eux avait poussé le lit sur lequel elle se trouvait, afin qu'elle voie qu'il n'y avait pas de trou en dessous. Elle avait accepté d'en sortir et de se rendre aux toilettes. Ils avaient alors retiré le tuyau de son ventre et enlevé le sac au liquide jaune.
Le lendemain, tous ceux qui venaient la voir avaient retrouvé leur visage. Ils lui souriaient. Ils bavardaient avec elle tout en lissant ses draps et redressant son oreiller. Mais ils continuaient à la forcer à avaler des pilules. Ils disaient qu'elle était malade et qu'elle était à l'hôpital. Qu'elle allait y rester encore un certain temps, jusqu'à ce qu'elle soit complètement guérie.
Et après cela? Elle s'efforça de ne pas penser à ce qui se passerait ensuite.
D'autres jours et d'autres nuits. Les voix du radiateur se turent et la laissèrent en paix.
Maintenant, elle sortait parfois dans le couloir. À l'une des extrémités, se trouvait un poste de télévision. Aucun des autres malades ne lui parlait. Chacun était dans son petit monde. Souvent, elle se tenait debout près de la fenêtre de sa chambre, le front contre la grille très froide, et observait le monde extérieur. La vie continuait, là-bas. Sans elle.
Béatrice Forsenström vint lui rendre visite. Vêtue impeccablement mais avec des cernes sous les yeux. Elle était accompagnée de l'homme qui voulait toujours la faire parler. Ils s'assirent tous deux au bord de son grand lit. Béatrice avait posé son sac sur ses genoux.
L'homme qui voulait la faire parler souriait et avait l'air gentil.
- Alors, comment te sens-tu?
Sibylla regarda sa mère.
- Mieux.
L'homme eut l'air satisfait.
- Est-ce que tu sais pourquoi tu es ici?
Sibylla avala sa salive.
- Peut-être que j'ai fait des bêtises.
L'homme regarda sa mère qui mettait sa main devant sa bouche.
Elle n'aurait pas dû dire ça. Cela allait faire de la peine à sa mère et la décevoir.
- Non, Sibylla, dit-il. Tu as été malade. C'est pour ça que tu es ici.
Elle fixa du regard ses propres mains, posées sur ses genoux. Personne ne dit rien pendant un moment. L'homme finit par se lever et se tourner vers sa mère.
- Je vous laisse un moment. Je reviendrai un peu plus tard.
Elles étaient maintenant seules dans la pièce. Sibylla regardait toujours ses mains.
- Pardon.
Sa mère se leva.
- Arrête de dire cela.
Elle avait réussi à la mettre en colère, également.
- Tu as été malade et tu n'as pas besoin de demander pardon pour cela, Sibylla.
Elle se rassit. Pendant un bref instant, leurs regards se croisèrent et, cette fois, ce furent les yeux de sa mère qui se dérobèrent les premiers.
Mais Sibylla avait eu le temps de saisir clairement ce qui se passait derrière eux, à ce moment. Elle était purement et simplement en colère que sa fille ait réussi à la placer dans cette délicate situation. Et de ne rien pouvoir y faire.
Sibylla baissa à nouveau les yeux vers ses propres mains.
Puis on frappa à la porte et l'homme qui voulait qu'elle parle entra. Il tenait un dossier de couleur brune dans l'une de ses mains et alla se placer au pied de son lit.
- Sibylla. Il y a une chose dont nous voulons te parler, ta maman et moi.
Elle chercha le regard de sa mère, mais celui-ci était fixé sur le sol. Elle serrait si fort son sac à main qu'elle avait les phalanges blanches.
- Est-ce que tu as un petit ami?
Sibylla le fixa des yeux. Il répéta sa question.
- Hein? Est-ce que tu en as un?
Elle secoua la tête. Il fit quelques pas et vint s'asseoir sur le bord de son lit.
- Tu comprends que la maladie dont tu es atteinte peut aussi avoir des causes d'ordre physique, n'est-ce pas?
Ah bon.
- Nous avons pratiqué des tests sur toi.
Ça, elle le savait.
- Il apparaît que tu es enceinte.
Ce dernier mot se répercuta en écho dans sa tête. Mais tout ce qu'elle voyait, c'était la couverture à carreaux.
Toute à lui, tout à elle. Eux deux.
N'importe quoi pour une seconde de ce sentiment d'intimité.
N'importe quoi.
Elle regarda sa mère. Elle savait déjà.
L'homme qui voulait qu'elle parle posa la main sur celle de Sibylla. Ce contact fit passer un frisson dans son corps.
- Sais-tu qui est le père de l'enfant?