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Son père ne sortait guère de son bureau. Elle entendait parfois le bruit de ses pas sur le dallage, en bas de l'escalier.

Quant aux repas, elle les prenait dans sa chambre. C'était elle-même qui en avait décidé ainsi, après avoir dû, juste après son retour à la maison, subir le mutisme - très parlant à sa façon - d'un repas en compagnie de ses parents. Pouvait-elle vraiment leur en vouloir, d'ailleurs? Elle avait été le contraire de ce qu'ils attendaient d'elle. Non pas cet être exemplaire qu'ils pourraient exhiber fièrement et qui aurait été la preuve définitive de la supériorité de la famille Forsenström, mais une honte, un échec complet qu'il fallait dissimuler aux yeux des habitants de Hultaryd, qui n'auraient été que trop contents de pouvoir en faire des gorges chaudes.

Non, elle préférait manger seule dans sa chambre.

Elle ne pensait plus tellement à Micke. C'était un rêve qu'elle avait fait et rien d'autre. Quelqu'un qu'elle avait rencontré à une autre époque. Il n'existait plus.

Rien de ce qui existait jadis n'existait plus, d'ailleurs.

À partir de maintenant, tout était différent.

Elle avait été atteinte de démence.

Elle était une autre. Quelqu'un qui avait été malade de la tête. Rien ne serait plus comme avant. Elle avait vécu des choses qu'elle ne pourrait plus partager avec personne. Nul ne comprendrait. Nul ne voudrait comprendre.

Mais, quelque part au fond d'elle-même, elle avait le sentiment d'une injustice. Il grandissait de jour en jour et avait fini par s'emparer totalement d'elle.

Elle ne voulait plus vivre là.

Si elle le pouvait, elle les quitterait volontiers.

Ils faisaient porter toute la faute sur elle et elle n'avait pas de plus cher désir que d'échapper à leurs regards déçus. Au lieu de cela, elle était prisonnière, avec son ventre qui grossissait, et elle n'en finissait pas d'attendre.

D'attendre quoi?

Qu'est-ce qu'elle attendait, au juste?

Elle était tel un outil dépourvu de volonté, en train de réaliser le vœu de deux futurs parents inconnus.

Avec son corps.

D'un seul coup, on se souciait beaucoup de sa santé. Sa mère elle-même faisait de son mieux. Ce ventre proéminent était un abri derrière lequel se cacher. Mais que se passerait-il lorsqu'elle n'en disposerait plus?

Qu'adviendrait-il d'elle?

Donner en adoption.

L'expression était parfaitement hypocrite. On ne donnait pas, on se débarrassait. Quant à l'adoption, c'était un mot aussi vide de sens que pourcentage ou démocratie.

Ce mot était dépourvu de valeur, de contenu.

Elle allait donner à d'autres ce qui était venu s'installer dans son corps et faisait grossir son ventre. Quand elle était assise, ou couchée sur son lit, elle sentait l'enfant bouger en elle. Il donnait des coups de pied contre sa peau tendue, comme s'il voulait rappeler son existence.

On frappa à la porte.

Sibylla tourna la tête et vit sur le réveil qu'il était l'heure du repas.

- Entre.

Sa mère entra avec un plateau qu'elle posa sur le bureau. Sibylla comprit aussitôt qu'elle avait quelque chose sur le cœur. En général, la dépose du plateau se passait très vite, mais, cette fois, sa mère s'attardait dans la chambre et se donnait même le mal de remettre la nappe en place.

Sibylla était en train de lire sur son lit. Elle se mit sur son séant et observa le dos de sa mère.

- Tu as laissé les légumes, hier. Mais il est important que tu les manges.

- Pourquoi ça?

Sa mère se figea. Il lui fallut quelques secondes pour répondre.

- C'est important pour...

Elle se racla la gorge.

- ...pour l'enfant.

Ah bon. Pour l'enfant. Elle avait vraiment eu du mal à prononcer ce mot. Cela se voyait même de dos.

Sibylla sentit soudain la colère monter en elle.

- Et pourquoi est-il si important qu'il se porte bien?

Sa mère se retourna lentement.

- Ce n'est pas moi qui suis allée me faire faire un enfant. Alors, assume tes responsabilités.

Sibylla ne répondit pas. Elle aurait eu trop à dire.

Sa mère tenta de reprendre le contrôle d'elle-même. De toute évidence, elle n'était pas venue pour parler des légumes, c'était seulement un biais assez mal choisi. Sibylla la vit prendre son courage à deux mains pour dire ce qu'elle avait vraiment sur le cœur.

- Je veux que tu me dises qui est le père de l'enfant.

Sibylla ne répondit pas.

- Le type à la voiture? Ce Mikael Persson? C'est lui?

- C'est possible. Pourquoi? Quelle importance?

Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Sa mère fit son possible pour rester maîtresse d'elle-même, mais Sibylla n'avait pas l'intention de lui venir en aide. Plus maintenant.

- Je veux que tu saches qu'il n'est plus à Hultaryd. C'est ton père qui était propriétaire du local et il a décidé de le faire démolir. Ce Mikael a quitté la ville.

Sibylla ne put s'empêcher de sourire. Non parce qu'on allait détruire le bâtiment de l'Association des jeunes amateurs d'automobiles, mais parce que, pour la première fois, elle osait se dire que sa mère était cinglée. Elle se croyait vraiment toute-puissante.

- Je voulais simplement que tu le saches.

De toute évidence elle avait maintenant dit ce qu'elle avait sur le cœur et s'apprêtait à quitter la pièce. Mais, alors qu'elle n'était encore qu'à mi-chemin de la porte, sa fille lui demanda.

- Pourquoi as-tu voulu avoir un enfant?

Béatrice Forsenström se prit le pied gauche dans le tapis. Elle se retourna. Soudain Sibylla vit quelque chose de nouveau dans les yeux de sa mère. Quelque chose qui n'y était pas auparavant. Qui ne s'y était jamais trouvé.

Elle avait peur.

Peur de sa propre fille.

- Parce que grand-mère voulait que vous en ayez un?

Sa mère resta sans rien dire.

- Tu es contente d'être mère? D'avoir une fille?

Elles se regardèrent. Sibylla sentit l'enfant bouger dans son ventre.

- Qu'est-ce qu'elle en pense, grand-mère, que je sois folle? Mais tu ne lui as peut-être rien dit?

Soudain la lèvre inférieure de sa mère se mit à trembler.

- Pourquoi est-ce que tu me fais ça?

Sibylla ironisa durement.

- Pourquoi est-ce que JE te fais ça? Mais c'est toi qu'es cinglée, merde!

La dureté de l'expression parut redonner son équilibre à Béatrice Forsenström.

- Surveille ton langage!

- Parle pour toi. Moi, je dis ce que je veux. MERDE. MERDE. MERDE.

Sa mère gagna la porte à reculons. Sans doute allait-elle courir appeler l'hôpital. Elle avait une folle à la maison.

- Alors, qu'est-ce que t'attends pour aller téléphoner? Comme ça tu seras débarrassée de moi une fois pour toutes.

Elle avait réussi à ouvrir la porte.

- Pendant ce temps, je vais manger mes légumes, pour ne pas que l'enfant en souffre, n'est-ce pas?

Béatrice lui lança un dernier regard d'effroi et disparut. Sibylla l'entendit descendre l'escalier à vive allure et elle se précipita dans le couloir sur ses talons. Elle la vit traverser le hall en direction du bureau de monsieur Forsenström.

- T'as oublié de répondre à ma question! lui cria-t-elle.

Elle n'obtint pas de réponse.

Sibylla rentra dans sa chambre et se dirigea vers le plateau. Carottes cuites et petits pois. Elle prit l'assiette à deux mains et la jeta dans la corbeille à papier. Puis elle sortit une valise et commença à la remplir.

Elle se réveilla en entendant ouvrir la porte. Avant qu'elle ait eu le temps de bouger, il avait monté les quelques marches et était resté quelques instants immobile, puis s'était remis à avancer.

Il ne l'avait pas vue.

Elle le regarda sans bouger un cil.

Blond, menu, avec des lunettes cerclées de métal.

Il monta sur la petite plate-forme située devant l'horloge et alla coller le visage contre le cadran. Il écarta les bras, ce qui, à contre-jour, lui donna l'air d'un Christ en croix pourvu d'antennes.