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- Ce sera remboursé dès que possible.

- Aucune importance.

Elle dissimula à nouveau son visage derrière sa main.

- Et moi qui ai eu la bêtise de laisser le bon de prise en charge de ma chambre dans mon portefeuille. Je suis bonne pour aller coucher sous les ponts, conclut-elle avec emphase.

- Ça aussi, je m'en occupe. Excusez-moi seulement un instant, dit-il en se préparant à se lever de table.

- Mais je ne peux quand même pas...

- Bien sûr que si. Nous en reparlerons quand vous aurez retrouvé votre portefeuille. Je vais régler cela à la réception, c'est l'affaire d'un instant.

Il se leva et s'éloigna pendant qu'elle finissait son verre.

À ta santé.

Dans l'ascenseur et sur tout le chemin jusqu'à la porte de sa chambre, elle remercia sa bonne étoile. Il avait monté deux verres de whisky et, devant la porte, il se livra à une dernière tentative.

- Pas de regrets, pour ce petit verre? Avec un clin d'œil pour le moins appuyé.

- Je suis désolée, mais il faut que je passe quelques coups de fil pour bloquer mes comptes.

C'était une raison qu'un homme comme lui devait pouvoir accepter, car il lui remit l'un des verres de whisky avec un soupir.

- Dommage.

- Une autre fois, peut-être.

Il pouffa légèrement en lui tendant sa clé.

- Merci beaucoup pour toute l'aide que vous m'avez apportée.

Elle enfonça la carte servant de clé dans la fente située sous la poignée et s'apprêta à rentrer dans sa chambre. Il posa la main sur la sienne.

- Au cas où vous auriez des remords, j'ai la chambre 407. Et le sommeil léger.

Il était vraiment mordu. Elle dut faire appel à toute sa volonté pour dégager doucement sa main.

- Je promets d'y penser.

Le mécanisme actionnant la serrure ne fit pas entendre le petit clic habituel et la porte ne s'ouvrit pas. Elle essaya à nouveau.

- Oh, dit-il avec un sourire. Je crois que je me suis trompé de clé. Qui sait, c'est peut-être bon signe?

Elle se retourna vers lui et le regarda. Il tenait sa clé entre le pouce et l'index. Elle sentait que la moutarde n'allait pas tarder à lui monter au nez, il fallait donc qu'elle fasse vite. Elle prit le petit rectangle de plastique et glissa l'autre dans la poche de Grundberg. Cette fois, la porte s'ouvrit aussitôt.

- Bonne nuit.

Elle pénétra dans la chambre et s'apprêta à refermer la porte. Il avait l'air d'un enfant à qui on venait de refuser une confiserie. Pourtant, elle devait reconnaître qu'il avait poussé très loin la gentillesse, voire la générosité. Elle aurait pu lui donner un petit bonbon.

- Je promets de me manifester, si la solitude me pèse trop, dit-elle à mi-voix.

Son visage s'éclaira et c'est sur cette vision qu'elle ferma la porte et la verrouilla de l'intérieur.

Have a nice life.

Après avoir ouvert en grand les robinets de la baignoire elle ne put attendre une seule seconde pour ôter sa perruque. Son cuir chevelu la démangeait et elle se pencha en avant pour enfoncer ses ongles dans ses cheveux. En se redressant, elle regarda son visage dans la glace. La vie y avait déjà laissé des traces. Elle n'avait que trente-deux ans, mais, si on lui avait demandé de deviner son âge, elle aurait spontanément ajouté une dizaine à ce chiffre. Les déceptions avaient tissé un mince réseau de rides autour de ses yeux, même si elle était encore jolie. Suffisamment, en tout cas, pour attirer des hommes comme Jörgen Grundberg, et elle n'en demandait pas plus.

La baignoire était pleine au point que, lorsqu'elle se plongea dans l'eau chaude, celle-ci déborda sur le sol de la salle de bains. Elle tendit alors la main pour écarter le tailleur qu'elle avait jeté négligemment sur le tapis, mais ce geste eut l'effet inverse à celui recherché. Elle allait devoir sécher le vêtement à l'aide du sèche-cheveux.

Pour l'instant, elle se rejeta en arrière afin d'apprécier la situation. C'était le genre de chose qui donnait un sens à la vie. Du moins si l'on était aussi philosophe qu'elle. Le temps qu'elle avait passé à dormir dans un sac de couchage lui avait enseigné le goût des petites choses de l'existence. Celles qui étaient si évidentes pour la plupart des gens qu'ils ne les remarquaient même pas.

Elle avait d'ailleurs compté à leur nombre, jadis - même si cela commençait à dater passablement. Elle savait donc de quoi elle parlait.

Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström, fille de directeur de société. Lorsqu'elle vivait sous ce nom, elle prenait des bains tous les jours que Dieu faisait, comme si c'était l'un des droits de l'être humain. Peut-être était-ce le cas, d'ailleurs, mais, comme toujours, c'était lorsque la possibilité n'en existait plus qu'on en découvrait toute la valeur.

Sibylla Wilhelmina Béatrice Forsenström.

Qu'y avait-il d'étrange à ce qu'elle n'ait jamais réussi à trouver sa place, sur cette terre? Dès son baptême, elle avait été affligée d'un sérieux handicap.

Ce prénom de Sibylla.

Même les élèves les plus attardés de l'école élémentaire de Hultaryd faisaient preuve d'imagination lorsqu'il s'agissait d'inventer des rimes sur son nom. Pour comble de malheur, le kiosque du centre de la ville vendait des saucisses portant ce nom, et c'était même fièrement proclamé à la face des passants par une enseigne au néon, pour plus de sûreté. Et, quand on connaissait ses autres prénoms, Wilhelmina Béatrice, cela ne faisait bien entendu qu'aggraver les choses.

Notre enfant est unique en son genre! Sans aucun doute. Comme tous les autres!

Mais, naturellement, il ne fallait pas qu'on risque de la confondre avec l'un de ces enfants d'ouvriers très ordinaires avec lesquels elle avait partagé son existence quotidienne, à l'école, pendant sa jeunesse. La mère de Sibylla ne manquait pas une occasion de souligner ce en quoi sa fille se distinguait des autres élèves, ce qui n'avait fait que justifier la distance que les autres mettaient entre elle et eux. Pour sa mère, il était important que Sibylla sache où elle se situait dans la hiérarchie sociale et surtout que son entourage en soit conscient. À ses yeux, rien n'était vraiment chic si ce n'était pas, d'abord, désirable à ceux des autres. Seules leur envie et leur admiration donnaient une valeur aux choses.

Presque tous les parents de ses camarades de classe travaillaient dans l'usine de son père. Celui-ci occupait en outre une place très en vue au sein du conseil municipal et ses paroles pesaient lourd. L'emploi dépendait de lui, dans la commune, et tous les enfants le savaient. Mais ils n'étaient pas encore en âge d'en chercher un et la plupart nourrissaient des ambitions plus élevées que de prendre un jour la place de leurs parents derrière une machine de la Société des forges et industries métallurgiques Forsenström.

Monsieur Forsenström, lui, avait d'autres chats à fouetter. Il était très occupé par la marche de son entreprise familiale et n'avait donc ni le temps ni la disponibilité d'esprit nécessaires pour s'occuper de l'éducation de sa progéniture et on ne pouvait guère lui reprocher d'avoir usé le tapis de haute laine de la chambre de Sibylla dans la belle maison de maître qu'occupait la famille. Il partait le matin et revenait le soir, et ils prenaient seulement le dîner ensemble. Mais il occupait l'une des extrémités de la table, la plupart du temps plongé dans ses pensées, ses papiers et ses graphiques. Quant à ce qui se passait derrière cette façade, sa fille n'était jamais parvenue à le savoir. Elle prenait gentiment ses repas et quittait la table dès que la permission lui en était donnée.

- Bien. Monte te coucher, maintenant.

Sibylla se leva et fit mine de porter son assiette dans la cuisine.

- Laisse. Gun-Britt s'en chargera.

À l'école, en revanche, chacun devait débarrasser son assiette et son couvert. Alors, il était toujours un peu difficile de se rappeler ce qu'il fallait faire, quand on était à la maison et à l'école. Elle laissa donc son assiette sur la table et alla rapidement embrasser son père.

- Bonsoir, papa.