Elle pleurait. Son corps était secoué de sanglots et elle sentit sa tête se mettre à tourner. Elle ferma les yeux.
Surtout ne pas tomber malade à nouveau.
Quand elle rouvrit les yeux, il était trop tard.
L'homme tenait son fils dans ses bras et quittait déjà la pièce. Deux des autres personnes en blanc la saisirent par les bras, lorsqu'elle voulut se lancer à sa poursuite. Elle entendit les cris de son enfant s'éloigner dans le couloir.
Plus jamais elle ne le reverrait.
- Merde alors! Ils ont le droit de faire ça?
Elle ne répondit pas. Elle se demanda ce qui l'avait poussée à lui raconter cela. Elle ne l'avait encore jamais fait. Elle avait enduré cette perte, l'avait portée en elle comme un morceau de verre acéré se déplaçant sans cesse dans son corps pour maintenir la plaie ouverte, mais jamais encore elle n'avait mis des mots sur cette peine.
Peut-être était-ce dû au fait qu'il avait à peu près le même âge que son fils, maintenant. Peut-être à cause des circonstances.
C'était sans espoir.
Plus la peine d'en faire mystère.
- Et après? Qu'est-ce qui s'est passé, après?
Elle avala sa salive. C'étaient des souvenirs qu'elle avait longtemps tenté d'oublier.
- J'ai été internée. Je suis restée près de six mois enfermée dans un hôpital psychiatrique. Mais, à un moment, je n'ai pas pu supporter ça plus longtemps et j'ai filé.
- Alors t'étais... comme qui dirait folle?
Elle n'eut pas la force de répondre. Le silence se fit.
- T'as filé comment? Tu veux dire: tu t'es évadée?
- Oui. Mais je ne crois pas qu'ils m'aient beaucoup cherchée. Je n'étais pas vraiment un danger public.
Les choses avaient bien changé.
- Ton vieux et ta vieille? Qu'est-ce qu'ils ont dit?
- Eh bien, simplement que je ne pouvais plus vivre chez eux. Que j'étais majeure, désormais, et que je n'avais qu'à m'en tirer par mes propres moyens.
- Les salauds!
- Tu l'as dit.
- Et après? Qu'est-ce que t'as fait?
Elle tourna la tête et le regarda.
- Tu poses toujours autant de questions?
- J'ai encore jamais parlé avec des SDF, alors...
Elle poussa un soupir et leva à nouveau les yeux vers le toit. C'était un élève appliqué.
- D'abord, je me suis retrouvée à Växjö. Mais j'avais peur qu'on me mette la main dessus et qu'on me renvoie à l'hôpital. J'ai tourné en rond pendant un ou deux mois, là-bas, je vivais dans des sous-sols et je mangeais ce que je trouvais.
- Quel âge t'avais?
- Je venais d'avoir dix-huit ans.
- Trois de plus que mézigue.
- Que moi.
Il tourna la tête et la regarda.
- Quoi?
- On dit: plus jeune que moi.
Elle l'entendit ricaner.
- Eh, dis donc, t'es pas chargée de corriger mes fautes.
Elle sourit, dans la pénombre. Non, en effet. Mais elle n'avait jamais été chargée de rien, alors...
- Non, mais j'étais bonne en suédois, à l'école.
- Pourquoi t'as pas pris un boulot?
- Je n'osais pas dire mon nom. J'avais peur qu'on me reconnaisse. Je pensais que j'étais toujours recherchée.
Ce mot la ramena au présent. Qu'était-elle en train de faire? Il était grand temps de mettre fin à cette conversation.
- Bonne nuit.
Il se dressa sur l'un de ses coudes.
- Oh non! s'écria-t-il. Tu vas pas arrêter là!
Elle se tourna vers le mur.
- Il est près de onze heures, je suis fatiguée. Bonne nuit.
- Oui, mais comment t'es arrivée à Stockholm? Tu peux bien me dire ça, au moins.
Elle poussa un soupir et se retourna. Le grenier était éclairé par le reflet des lampes illuminant le cadran de l'horloge, mais, dans les coins, il faisait noir comme dans un four.
- Ce que j'ai à te dire, c'est ça: si j'étais toi, je prendrais ce boulot à la télé. Si je te disais tout ce que j'ai vu et ce par quoi je suis passée, au cours de ces années, tu n'arriverais pas à dormir cette nuit.
Elle se tut et chercha soigneusement ses mots. Jusqu'à quel point pouvait-elle aller dans ses confidences? Elle se mit sur son séant.
- Six de ces années sont à peu près effacées. Je ne me rappelle plus ce que j'ai fait. Qui j'ai rencontré. Où je dormais. J'ai bu autant que j'ai pu afin de ne pas penser, parce que, si je l'avais fait, ça se serait mal terminé. Quand on a été à la rue pendant un certain temps, on ne peut plus s'en sortir. Il n'y a plus moyen de revenir en arrière, parce que tu as perdu la faculté de t'adapter. Et tu ne veux past'adapter. Et alors, c'est un cercle vicieux. Si tu veux un conseil, Patrik, je suis bien placée pour t'en donner un: quoi que tu fasses, ne va pas raconter partout que tu veux devenir SDF. Tu n'as pas la moindre idée de l'enfer que ça peut être. Alors: bonne nuit.
Elle se recoucha. Patrik semblait avoir le bec cloué par cette tirade. Elle se demanda s'il allait vraiment rester là toute la nuit. Peut-être l'avait-elle vexé?
Dans le silence ambiant, elle l'entendit se retourner comme s'il cherchait la bonne position, sur son tapis de sol, puis ce fut le calme absolu.
Elle ne put trouver le sommeil. Les souvenirs ne cessaient de lui revenir à l'esprit, tels des éclairs derrière ses paupières.
Avec ses questions, il avait réveillé en elle des moments de sa vie qu'elle avait soigneusement occultés afin de ne pas avoir à y penser.
Elle avait fini par monter à Stockholm en stop, dans l'espoir d'y trouver un gagne-pain. De disparaître dans la foule. Elle avait alors appris, lentement mais sûrement, qu'il n'est pas facile de se faire une place, quand on n'a pas d'argent ni de relations et surtout pas de nom. Tellement elle avait peur qu'on ne la retrouve et qu'on ne l'interne à nouveau. Comme si personne s'était jamais soucié de sa disparition! Elle n'osait plus donner son numéro national d'identification. Il n'était donc pas question de s'adresser à l'ANPE. Elle avait réussi à trouver des petits boulots temporaires, au noir, à la plonge, mais dès qu'on commençait à lui poser des questions, elle prenait la tangente. Elle s'était retrouvée dans des milieux où chacun avait un surnom mais où personne ne posait jamais de question, à part l'éterneclass="underline" t'as pas quelque chose à boire?
Finalement, affamée et à bout de forces, elle avait dû se résigner à l'humiliation suprême: téléphoner chez elle pour demander de l'aide. Elle avait supplié qu'on lui pardonne et qu'on la laisse revenir.
- Nous allons t'envoyer de l'argent. Quelle est ton adresse?
Elle avait l'estomac qui se nouait quand elle y repensait. Elle avait tant de fois regretté cette démarche. C'était plus intolérable que tout le reste de ce qu'elle avait connu. Le fait que, la dernière fois qu'elle avait parlé à sa mère, elle lui avait de nouveau demandé pardon.
Mais l'argent avait commencé à arriver. Il l'avait aidée à conserver un certain rang au sein de la lie de la société et, sa prononciation provinciale aidant, elle était devenue la Reine du Småland.
Puis étaient venues les années effacées. Elle consacrait son énergie à rester ivre, pour que rien n'ait plus d'importance. Tant que le cerveau était déconnecté, tout était supportable. Il y avait au moins, au milieu de cette déchéance, quelque chose qu'on pouvait confondre avec un certain sentiment de sécurité. Tout était accepté et rien n'était mis en question. Lentement mais sûrement, elle avait trouvé normal que les honnêtes citoyens lui lancent des regards de mépris, au passage. C'était une sorte de reçu qu'on lui donnait, attestant de sa marginalité et du fait qu'elle appartenait à l'autre monde.
Six années avaient passé ainsi. Six années en dehors du temps.
Puis était venu le tournant, le jour où elle s'était réveillée sous un banc, près de l'Ecluse, au milieu de ses vomissures et avec une classe entière de bambins autour d'elle.
- Madame! Pourquoi est-ce qu'elle est couchée là?