Elle le regarda. Beaucoup de muscles, mais pas mal de cervelle, aussi.
Elle fit quelques pas en direction de la porte, mais elle se ravisa au dernier moment.
- Il ne t'est jamais venu à l'idée de prendre un vrai boulot? Ce ne sont pas les capacités qui te font défaut, on dirait.
Il s'était appuyé au chambranle de la porte et avait croisé ses bras musclés sur sa poitrine.
- Non, dit-il avec un sourire en coin. Et toi?
Sur ces mots, elle sortit.
Thomas Sandberg.
C'était tout ce qui était marqué sur la feuille qu'elle tendit à Patrik, une fois dans la rue. Il lut ce nom à plusieurs reprises, comme s'il y avait toute une histoire, sur ce papier, et pas seulement quatorze lettres.
- Il t'a pas donné d'adresse?
- Non.
Il avait l'air déçu. Elle vit sur son visage qu'il estimait qu'elle n'en avait pas eu pour son argent.
- T'as une idée du nombre de Thomas Sandberg qu'il peut y avoir, en Suède?
Elle haussa les épaules.
- Aucune. Mais on sait au moins qu'il y en a un de moins, maintenant. Allez, viens.
Elle fit quelques pas. Elle était certaine que ce qu'elle voulait faire était justifié mais elle s'inquiétait de la distance que cela ne manquerait pas de creuser entre eux. Peut-être serait-ce plus facile si elle évitait de le regarder dans les yeux.
- Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? demanda-t-il quand il l'eut rattrapée.
Au même moment, sa montre-bracelet fit entendre une petite sonnerie.
- Ah merde, c'est vrai: le repas du dimanche.
Il leva le bras pour arrêter la sonnerie.
- C'est ma vieille qui m'oblige à mettre l'alarme. Elle va être dingue, si je rentre pas.
- Eh bien, alors, fais-le.
- Tu veux bien m'attendre dans le grenier?
Elle ne répondit pas.
- Tu veux bien? répéta-t-il.
- Je suppose que c'est ce que j'ai de mieux à faire.
Ce n'était même pas un mensonge. Le mieux pour elle aurait sans doute été de rester cachée dans le grenier de Patrik pendant un certain temps et de se contenter des restes des repas de la famille qu'il lui apporterait.
Mais il était trop tard, maintenant.
Quelque part existait un être humain qui avait eu la chance invraisemblable que leurs chemins se croisent, cette nuit-là, au Grand Hôtel. Quelqu'un qui lui avait volé son nom et qui avait utilisé sa marginalité pour exercer une vengeance personnelle.
Elle n'avait pas l'intention de laisser passer cela.
Cet inconnu avait presque réussi à l'abattre. Mais seulement presque.
Lorsque la lourde porte de fer du grenier se fut refermée derrière elle et qu'elle entendit les pas de Patrik s'éloigner dans l'escalier, elle sortit l'autre feuille de papier de sa poche et la lut.
Rune Hedlund, 8-6-46 2498, Vimmerby.
Le cimetière était vaste et il lui fallut une bonne heure pour trouver la tombe. Elle finit par la découvrir dans la partie réservée aux incinérés. C'était une grosse pierre brute portant simplement, en lettres d'or, l'inscription:
RUNE HEDLUND
8 juin 1946
15 mars 1998
En dessous, il y avait de la place pour un autre nom. Une bougie brûlait dans un gobelet en plastique et, autour de la pierre, poussaient des crocus mauves et jaunes.
Le printemps était plus avancé, par ici.
Elle s'accroupit. Des feuilles mortes étaient restées coincées entre les fleurs. Elle les enleva et les jeta.
- Qu'est-ce que vous faites?
La voix la fit tellement sursauter qu'elle perdit l'équilibre et se retrouva assise par terre. Elle se remit très vite debout et se retourna. Une femme était arrivée derrière elle sans qu'elle l'entende. Sibylla sentit son cœur se mettre à battre plus fort.
- J'enlevais seulement les feuilles mortes.
Elles se jaugèrent du regard, comme deux ennemies face à face. Les yeux de l'autre femme brillaient de méfiance et d'antipathie, et Sibylla, de son côté, avait soudain la certitude qu'elle avait trouvé celle qu'elle cherchait.
Elles restèrent là sans que ni l'une ni l'autre ne dise quoi que ce soit.
L'autre femme était habillée de blanc, sous son manteau, et tenait à la main un vase vert, en forme de cornet, contenant des tulipes.
- Laissez mon mari tranquille, maintenant qu'il est dans sa tombe, finit-elle par dire.
C'était donc bien elle, la veuve de Rune Hedlund.
- J'enlevais seulement les feuilles mortes.
La femme respira plusieurs fois par le nez, comme si elle s'efforçait de se concentrer.
- Comment connaissiez-vous mon mari?
- Je ne le connaissais pas.
Soudain, la femme se mit à sourire, mais ce fut sans aucune douceur. Sibylla sentit la peur s'insinuer en elle. Cette femme l'aurait-elle reconnue? La police avait-elle averti la veuve de Rune Hedlund qu'on avait consulté le fichier des dons d'organes et lui avait-elle suggéré d'ouvrir l'œil? Afin de pouvoir enfin établir un lien entre Sibylla Forsenström et Rune Hedlund et, de ce fait, trouver un mobile.
Sibylla scruta l'horizon. Peut-être les flics étaient-ils déjà là?
- Vous ne croyez pas que j'ai tout compris depuis longtemps?
Sibylla ne répondit pas et la femme poursuivit:
- Les fleurs, le jour de l'enterrement, ont suffi à me mettre la puce à l'oreille, dit-elle en pouffant de mépris. Qui est-ce qui peut envoyer un bouquet de roses anonyme, un jour pareil? Pour quoi faire, hein? Ce n'est pas Rune qui a pu en être heureux.
Le mépris luisant dans ses yeux était tel que Sibylla dut baisser les siens.
- S'il vous avait vraiment préférée à moi, il l'aurait fait de son vivant, non? Mais il est resté avec moi. N'est-ce pas? C'est pour cette raison qu'il a fallu m'humilier avec toutes ces fleurs?
Sibylla la regarda à nouveau. La femme de Rune Hedlund secoua la tête, comme si elle voulait exprimer par là son aversion.
- Tous les vendredis, chaque semaine, une nouvelle rose sur sa tombe. Pour me punir? Parce que je l'ai gardé?
Sa voix se brisa, mais Sibylla vit qu'elle n'avait pas encore dit tout ce qu'elle avait sur le cœur - et qui attendait depuis longtemps de sortir.
Sibylla ne savait plus quoi penser. Elle s'était trompée. Cette femme, on lui avait demandé son avis. Elle faisait partie de ces proches qui devaient donner leur consentement. Mais il y avait quelqu'un d'autre, quelque part, qui était amer d'avoir été trahi et qui voulait reprendre ce qu'on lui avait pris.
Il fallait qu'elle en ait le cœur net.
- La police vous a appelée? demanda-t-elle.
- La police? Non. Pourquoi l'aurait-elle fait?
La veuve de Rune Hedlund fit un pas en avant. Elle s'accroupit et enfonça la pointe du vase dans le sol, parmi les crocus, qui s'écartèrent comme s'ils avaient peur.
Sibylla observa son dos. Il montait et descendait au gré d'une respiration que la révolte rendait violente. Sibylla crut comprendre qu'elle attendait ce moment depuis longtemps. Qu'elle avait soigneusement répété ce qu'elle dirait le jour où elle se trouverait face à face avec l'inconnue qui était la maîtresse de son mari.
Mais elle s'était donné beaucoup de mal pour rien.
Elle ne savait pas que la femme à laquelle elle parlait avait fait bien pire encore que de venir mettre des fleurs sur la tombe de son amant et Sibylla ne tenait pas à être celle qui lui apprendrait la nouvelle.
La femme de Rune Hedlund se releva et, quand elle regarda Sibylla, elle avait des larmes dans les yeux.
- Vous êtes malade, vous savez.
Elle ne répondit pas. Le mépris que dardaient les yeux de l'autre femme était presque physique. Cela réveilla de vieux souvenirs en Sibylla et elle baissa les yeux pour leur échapper.
- Vous ne pouvez même pas le laisser tranquille dans sa tombe.
Sibylla leva à nouveau les yeux. La femme s'était retournée et s'éloignait.