Il se retourna et regarda Sibylla. Il n'avait pas tardé à se dédouaner et elle restait seule à être couverte d'opprobre et à avoir un pied dans les crocus. Elle eut du mal à distinguer si c'était de la haine ou de la peine qu'elle voyait dans les yeux de Kerstin Hedlund, mais ce regard était si condescendant qu'elle aurait pu demander pardon de n'importe quoi. L'homme qui s'appelait Ingmar cessa de regarder Kerstin au profit de Sibylla. La curiosité finit par l'emporter.
- Mais qui est-elle?
Il s'efforça de poser cette question sur un ton neutre. Kerstin Hedlund ne la lâchait pas du regard.
- Personne, dit-elle. Mais je te serais très reconnaissante si tu pouvais faire en sorte qu'elle disparaisse d'ici.
Il regarda Sibylla, qui hocha rapidement la tête. N'importe quoi pour échapper à ce supplice.
- Venez.
Il eut un geste d'impatience de la main. Sibylla s'exécuta mais, pour plus de sûreté, fit un détour de quelques pas pour éviter cette femme de si méchante humeur.
Ni l'un ni l'autre ne dit rien avant de se retrouver sur le parking. Son sac à dos était resté dans le buisson, mais elle ne pouvait pas retourner le chercher. Elle aviserait plus tard.
Il se retourna pour la regarder.
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
Sibylla n'hésita que quelques secondes. Mais que pouvait-elle faire d'autre que dire la vérité?
- Elle croit que j'ai été la maîtresse de Rune.
Il éclata de rire. Elle se demanda un instant si elle devait jouer les offensées.
- La maîtresse de Rune? Qu'est-ce qui lui fait croire ça?
Il avait toujours le sourire aux lèvres et elle ne comprit pas sa réaction.
- Apparemment, il en avait une. Elle vient déposer des fleurs sur sa tombe chaque semaine.
- Vous connaissez Kerstin? demanda-t-il.
- Non.
Il jeta un coup d'œil en direction du cimetière, comme pour s'assurer qu'elle ne les avait pas suivis.
- Je comprends que vous preniez ça mal, mais essayez de lui pardonner.
- Lui pardonner? C'est moi qui ne comprends pas ce que vous voulez dire.
Il poussa un soupir comme pour signifier qu'il avait scrupule à dire du mal de quelqu'un en son absence.
- C'est Kerstin elle-même qui dépose ces fleurs. Mais elle ne l'a pas plus tôt fait qu'elle l'oublie. Ce n'est pas la première fois qu'elle s'en prend à des gens, dans ce cimetière. Elle n'est plus elle-même depuis la mort de Rune.
Sibylla le fixa des yeux. Peut-être se rendit-il compte de sa perplexité car, sans qu'elle ait besoin de lui poser la question, il poursuivit ses explications.
- C'est pour cela que je suis venu, aujourd'hui. Pour mettre de l'ordre dans mes pensées. Je ne sais pas quoi faire pour lui venir en aide. Mais il me semble que je dois bien cela à Rune.
Sibylla ne comprenait plus rien. S'il n'y avait pas de maîtresse, alors...
Elle alla jusqu'au bout de son idée.
- Elle n'est plus elle-même, dites-vous. Mais de quelle façon?
Il baissa les yeux vers le sol, toujours gêné.
- Cela fait plusieurs mois qu'elle est en congé maladie. Elle était infirmière, ici, mais... Enfin, ils ont trouvé qu'elle était devenue bizarre. Mais cela n'a fait qu'empirer depuis qu'elle a cessé de travailler.
Sibylla se souvint alors de la tenue blanche que Kerstin Hedlund portait sous son manteau lors de leur première confrontation.
- Mais elle porte toujours sa tenue d'infirmière.
Il hocha tristement la tête.
- Oui. Je sais.
Sa première idée avait donc été la bonne. C'était elle. La femme aux yeux pleins de haine. Grâce à son travail, elle avait obtenu le nom des victimes et était tout simplement allée reprendre ce qu'elle considérait lui appartenir.
Sans se soucier qu'elle réduisait en miettes l'existence de Sibylla Forsenström, par la même occasion. Peut-être même cela avait-il été une incitation supplémentaire, une occasion à saisir.
Elle ferma les yeux.
Elle sentit le désir de faire du mal à cette femme monter en elle. À cause de cette inquiétude, cette angoisse qu'elle lui avait causée. Mais surtout de la perte financière. De son avenir ruiné.
Elle fit demi-tour et se dirigea vers l'entrée du cimetière.
- Où allez-vous? lui cria-t-il.
Sibylla ne répondit pas, mais, une fois franchie la barrière, elle vit que l'endroit était désert. Kerstin Hedlund était sortie par une autre issue.
Elle resta un instant immobile avant de revenir sur ses pas.
- Où est-ce qu'elle habite?
Il eut l'air presque inquiet de cette question.
- Comment ça?
- J'aimerais lui dire deux mots.
Il hésita avant de répondre:
- Vous êtes sûre que c'est une bonne idée?
Elle pouffa.
Une bonne idée? Comme si c'était elle, Sibylla Forsenström, qui avait fixé les règles du jeu.
Peut-être vit-il à quel point elle était décidée. En tout cas, il ne fit rien pour la faire changer d'avis. Au lieu de cela, il poussa un soupir, comme s'il eût aimé ne pas se trouver mêlé à cette histoire.
- Je peux vous emmener en voiture, si vous voulez, finit-il par dire. Ce n'est pas tout près.
Elle en oublia son sac à dos. Tout ce qu'elle avait à l'esprit, c'était de rendre coup pour coup. De punir.
Ingmar ne disait rien.
Sans rien dire, il pilota la vieille Volvo à travers le centre de Vimmerby, passa devant un lotissement mais sans s'y arrêter. À nouveau la forêt des deux côtés de la route, mais Sibylla ne la vit pas.
Malheur à qui prive l'innocent de son droit.
Ces mots résonnaient dans sa tête comme un sinistre présage.
Elle ne remarqua même pas qu'ils s'étaient arrêtés.
- On dirait qu'elle n'est pas encore rentrée. Sa voiture n'est pas là.
La voix la tira de sa torpeur et la ramena sur le siège du passager de la Volvo. Elle regarda par la vitre. Une maison en bois de couleur jaune aux stores baissés.
- Je peux attendre.
Elle se prépara à ouvrir la portière.
- Il pleut, constata-t-il.
C'était exact. Le pare-brise ruisselait.
- J'habite là-bas. Voulez-vous prendre une tasse de café, en attendant?
Du café. Rien ne pouvait moins l'intéresser pour l'instant. Mais, d'un autre côté, c'était stupide de refuser un peu de nourriture gratuite. Les saucisses étaient seulement venues combler une partie d'un vide beaucoup plus vaste dans son estomac.
Elle hocha la tête et il embraya.
Avant d'avoir passé la seconde, il franchit une barrière, entre deux poteaux, devant une maison à crépi vert qui se trouvait presque en face de celle de Kerstin Hedlund.
Ainsi, ils étaient voisins, en plus.
Sibylla sortit de la voiture.
Il pleuvait toujours. Ingmar la précéda et ils se hâtèrent de gagner la maison, le long de l'allée de gravier. Sur le perron, elle se retourna pour voir si la voiture de Kerstin Hedlund n'arrivait pas, mais la route était déserte.
- Vous l'entendrez arriver, l'assura-t-il. Nous sommes les seuls à habiter par ici.
Elle entra dans le hall de la maison. Une odeur de dissolvant frappa ses narines.
- Ah, dit-il, j'ai dû oublier de sortir la boîte d'essence.
Il disparut à sa vue et revint très rapidement avec une boîte de verre dans laquelle trempaient des pinceaux.
- L'odeur ne va pas tarder à disparaître. Je vais la mettre dehors.
Il ouvrit la porte d'entrée, posa la boîte sur le seuil, puis tira la porte derrière lui et la ferma à clé. Elle ôta sa veste et l'accrocha sous une étagère fixée au mur.
- Vous êtes peintre? demanda-t-elle.
- C'est uniquement un passe-temps. Mais venez. Vous désiriez un peu de café, n'est-ce pas?
Il se pencha pour dénouer ses lacets et elle suivit son exemple. Puis il l'invita à pénétrer dans la cuisine.