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Il compta dix billets de dix couronnes et les posa dans la paume qu'elle lui tendait.

- Tenez. Comme ça, vous pourrez le prendre, votre train.

Elle le remercia d'un grand sourire et fourra l'argent dans son sac à main.

Heureusement, elle avait pris soin de mettre la clé de la consigne automatique dans la poche de sa veste et non dans la mallette qu'elle avait oubliée à l'hôtel.

Après avoir retiré son sac à dos elle entra dans les toilettes publiques et, quelques minutes plus tard, en ressortit, en jeans et blouson, bien décidée quant à la conduite à tenir: une nuit chez les Johansson, pas moyen de faire autrement.

En chemin vers les jardins ouvriers d'Eriksdal, elle acheta une boîte de haricots, du pain, deux pommes, une bouteille de boisson gazeuse et une tomate fraîche. Les premières gouttes de pluie se mirent à tomber au moment où elle traversait Eriksdalsgatan. Ces derniers jours, le ciel avait été d'un gris de plomb et celui-ci ne faisait pas exception à la règle.

Les cabanes avaient l'air désertes et elle fut heureuse que le temps maussade n'ait pas incité les propriétaires à venir travailler dans leur jardin. Le moment n'était peut-être pas encore venu. Même s'il n'y avait plus de neige depuis longtemps, le sol était sans doute encore gelé.

Elle n'était jamais venue là au milieu de la journée. Elle prenait des risques, c'était évident, mais elle était lasse et démoralisée et avait besoin d'être un peu en paix. Elle était sûre d'avoir de la fièvre, maintenant.

La clé était dans le bac à fleurs suspendu, comme d'habitude. Le géranium qui le décorait l'été précédent n'était plus là, mais la clé restait dissimulée au même endroit. C'était là qu'elle avait commencé par chercher lorsqu'elle était venue la première fois, près de cinq ans auparavant.

Kurt et Birgit Johansson, les heureux propriétaires de ce jardin, ne se doutaient nullement qu'ils hébergeaient Sibylla. Elle prenait toujours grand soin de laisser les lieux dans l'état où elle les avait trouvés et surtout de ne rien casser. Si elle avait choisi leur cabane, c'était d'abord à cause de la clé mais aussi du fait que leurs meubles de jardin étaient pourvus de coussins d'une épaisseur inhabituelle sur lesquels on pouvait dormir confortablement et qu'ils avaient en outre le bon goût de laisser dans leur petit paradis un poêle à mazout équipé d'une plaque chauffante. Elle avait soigneusement observé leurs habitudes et savait qu'ils venaient surtout pendant l'été. Sauf malchance extraordinaire, elle pourrait rester là plusieurs jours, en paix.

L'intérieur de la cabane était froid et humide. Bien que ce fût l'une des plus grandes du voisinage, elle ne comportait qu'une seule pièce d'environ dix mètres carrés. Le long du mur du fond étaient placés deux placards de cuisine et un petit évier en zinc. Elle ouvrit l'un des placards pour vérifier que le seau était toujours à sa place, sous le tuyau d'évacuation sectionné.

Près de la fenêtre se trouvait une petite table pour deux personnes, à la peinture écaillée, avec une chaise de cuisine de chaque côté. Les rideaux à fleurs étaient couverts de chiures de mouches. Elle les tira, prit un bougeoir métallique sur l'étagère et l'alluma. Comme elle grelottait, elle remonta jusqu'au menton la fermeture Éclair de son blouson et se dirigea vers le poêle. Le bidon était presque vide et, un peu plus tard dans la journée, il faudrait qu'elle aille le remplir à la station-service. Après avoir allumé le poêle, elle sortit une coupe du placard, y mit les pommes et la tomate et la posa sur la table. La vie lui avait appris à apprécier les petites choses de l'existence, et l'une de celles-ci consistait à se donner l'illusion d'un peu de confort douillet. Elle sortit son sac de couchage du sac à dos et plaça les gros coussins sur le sol. Mais ils étaient humides et elle dut étendre son tapis de sol dessus avant de se glisser dans le sac.

Les bras sous la tête, elle observa les lattes du plafond et décida d'oublier le Grand Hôtel. Personne ne savait qu'elle y était allée et il serait encore plus difficile de percer à jour son identité.

S'étant ainsi débarrassée de ses inquiétudes et de tout mauvais pressentiment, elle se laissa lentement aller à un long sommeil réparateur.

Dès qu'elle entendit frapper de cette façon impérative à la porte de la classe, elle sut qui se trouvait de l'autre côté.

C'était en cours de géographie, en classe de cinquième, et tous les élèves avaient les yeux braqués sur la porte fermée.

- Entrez.

L'institutrice poussa un soupir et posa le livre qu'elle tenait à la main. Béatrice Forsenström ouvrit et entra.

Sibylla ferma les yeux.

Elle savait que l'institutrice n'aimait pas plus qu'elle ces visites impromptues de sa mère. Ces brèves apparitions qui perturbaient la concentration des élèves et se terminaient toujours par la demande d'un traitement de faveur pour Sibylla.

Cette fois-ci, il s'agissait de la vente des couronnes de Noël. Plusieurs parents d'élèves s'étaient réunis, un jeudi soir, et avaient tressé des couronnes et confectionné divers petits objets que les élèves devaient ensuite aller vendre en faisant du porte-à-porte, afin de réunir l'argent du voyage scolaire du printemps.

Béatrice Forsenström n'avait pas été au nombre de ces parents. Ce genre d'activités collectives n'était pas fait pour elle et passer tout un jeudi soir à ces bêtises bonnes pour des paysans était au-dessous de sa dignité - de même qu'il était au-dessous de celle de sa fille d'aller les vendre. Il était totalement exclu qu'elle aille frapper aux portes comme une mendiante. Elle avait donc fait une boule du mot que Sibylla avait rapporté de l'école et l'avait jeté à la corbeille.

- Combien attend-on que chaque élève rapporte de ce porte-à-porte? demanda-t-elle sur un ton sans ambiguïté.

L'institutrice alla s'asseoir derrière son bureau.

- Cela dépend, dit-elle. Je ne sais pas vraiment combien nous pouvons espérer réunir.

- Je serai heureuse de le savoir le moment venu, car ma fille ne participera pas à cette vente.

L'institutrice regarda Sibylla. Celle-ci baissa les yeux vers le livre ouvert sur son bureau, dans lequel étaient énumérées les rivières de Suède.

- Je crois que les enfants aiment beaucoup cela, tenta de dire l'institutrice.

- C'est possible, mais ce n'est pas le cas de Sibylla. C'est pourquoi je remettrai moi-même la somme dès que je saurai à combien elle se monte.

- Mais c'est justement pour que les parents ne soient pas obligés de verser de l'argent pour le voyage du printemps que nous avons pris cette initiative.

Béatrice Forsenström eut soudain l'air ravie. Sibylla comprit qu'elle était parvenue à piéger l'institutrice et que cela allait lui fournir l'occasion de dire le fond de sa pensée sur ce genre de choses.

Elle ferma les yeux.

- Je dois dire que je trouve étonnant que l'école prenne ce genre de décisions sans que tous les parents puissent donner leur avis. Certains d'entre eux estiment peut-être que c'est une bonne solution, étant donné les circonstances, mais pour ma part je préfère payer pour ma fille si besoin est. À l'avenir, mon mari et moi aimerions être consultés avant que soient prises des décisions qui valent pour tous les élèves.

L'institutrice ne répondit pas.

Sibylla entendit sa mère tourner les talons et sortir.

Elle qui devait aller avec Erika. L'institutrice les avait réparties par groupes de deux, pour que personne ne soit oublié, et Sibylla attendait ce moment depuis une semaine.

La porte s'était à peine refermée qu'une voix s'éleva.

- Madame! Je trouve que c'est pas juste si Sibylla n'est pas obligée de faire comme les autres.

- Est-ce que je pourrai aller avec Susanne et Eva, à la place? demanda Erika.

Torbjörn, assis juste devant Sibylla, se retourna vers elle.

- Si t'es aussi riche que ça, tes parents ont qu'à payer tout le voyage.

Elle sentit ses yeux la piquer. Elle ne détestait rien tant que de se trouver soudain exposée aux regards de tous.

- Bon. Si on allait en récréation?