Elle essuya sa dernière larme et sourit.
— Et votre papa, qu’a-t-il fait ? demanda-t-elle.
Philippe hocha la tête.
— Il m’a dit : « Eh bien ! rentre, mon garçon, et fiche-moi la paix. » C’était tellement énorme que je me suis arrêté de pleurer.
— Et après ?
— Après, le soleil s’est levé. Des papiers gras sous le soleil, ça fait moins sinistre. L’eau s’est mise à scintiller, papa à attraper du poisson, bref j’ai tout de même passé une bonne journée. Vous venez ? insista-t-il.
— Non !
— Pour me faire plaisir ?
— Non.
Il n’insista pas et rejoignit les deux convives. Giuseppe s’était mis à lever le petit doigt en tenant sa fourchette, ce qui ne l’empêchait pas d’entonner de formidables morceaux d’osso-buco. Lina piquait des feuilles de salade dans son assiette en évitant de le regarder.
— Alors, demanda-t-elle, comment ça se passe avec ta chère petite protégée ?
— C’est une conne, dit Philippe. Tu as raison.
Lina s’attendait si peu à cette déclaration qu’elle poussa une exclamation faussement indignée.
— Phil ! Je t’en prie !
Philippe cacha son hypocrisie derrière le menu.
— Je paierais cher le droit de la gifler, poursuivit-il, comprenant qu’il tenait le bon bout. Cette horrible petite pimbêche n’a même pas daigné m’accorder un regard. Tu sais ce que nous allons faire, Lina ? L’oublier ! Considérons-la comme un objet. Ce n’est pas la fille du Presidente, c’est sa valise ! Tu entends, chérie ? Sa valise !
Lina s’amusait beaucoup.
— Tu exagères ; dans le fond tu es beaucoup plus impitoyable que moi, Phil.
Philippe la regarda par-dessus le menu.
« Je te déteste, Lina », pensa-t-il.
Puis, tout haut.
— Pour moi, ce sera une pêche Melba. Et toi ?
Il y eut un changement d’atmosphère au cours de l’après-midi. Ce furent les deux Italiens qui se turent tandis qu’au contraire les Français parlèrent abondamment, riant de tout et de rien. Philippe s’appliqua à ne pas regarder Sirella, ainsi qu’il l’avait préconisé. Mais il savourait sa présence comme on savoure un délicat parfum. Elle lui apportait une félicité inconnue. Et la perspective de ce long voyage avec elle le grisait.
En fin de journée, Giuseppe s’arrêta à l’orée d’un maigre boqueteau de pins parasols dont les silhouettes sombres se découpaient sur le ciel mauve. Le Presidente qui s’était délecté de son mutisme parla avec sa vivacité coutumière. Il expliqua qu’au cœur de cette pinède s’élevait une vieille chapelle consacrée à il ne savait plus quelle sainte. Les filles laissées pour compte y venaient en pèlerinage et la légende voulait qu’elles se mariassent dans l’année à condition de verser quelques lires à la sainte.
Lina décida d’y aller.
— Tu tiens à te marier ? la plaisanta Philippe.
Cette question avait déjà été abordée par le couple. D’un commun accord, ils l’avaient repoussée, comprenant qu’une régularisation de leur liaison ne leur apporterait rien d’exaltant.
Elle hocha la tête.
— Qui sait ? murmura-t-elle.
Un sentier poudreux, bordé de chardons, serpentait en direction de la pinède. Ils le prirent tous les trois. Philippe regretta que Sirella restât seule, mais, fidèle à sa tactique, il fit comme s’il trouvait la chose naturelle.
La chapelle était nue, avec seulement un bénitier de marbre à l’entrée. Une grille isolait le chœur où scintillaient des statues dorées dans une lumière sous-marine. Les fidèles jetaient leur argent à travers les barreaux, comme on jette des cacahuètes aux singes d’un zoo et le dallage du chœur disparaissait sous un tapis de pièces et de menus billets. Giuseppe expliqua à ses clients que des filous s’emparaient parfois de l’argent au moyen d’une canne à pêche dont l’extrémité était enduite de poix et leur montra un sévère avis signé de l’évêque du diocèse, promettant l’excommunication à toute personne se livrant à ce genre de pêche miraculeuse.
Des graffiti couvraient les murs ; il s’agissait pour la plupart d’initiales entrelacées dans des cœurs impies ou de prénoms des deux sexes gravés dans le plâtre comme pour servir de pense-bête à la sainte marieuse.
La chapelle sentait la résine. Des fleurs achevaient de se décomposer le long de la grille.
— C’est vraiment le témoignage de la ferveur populaire, observa Philippe.
Il se tut, car une voix retentissait derrière lui en un ronron invocateur. S’étant retournés, ils avisèrent Sirella, agenouillée sur les dalles, le visage enfoui dans ses mains, et qui priait à perdre haleine.
Giuseppe lui coula un regard attendri.
— En voilà une qui est pressée de trouver un mari, remarqua Lina.
Lorsqu’ils sortirent, la jeune fille continua de prier.
— Tu devrais prendre une photo de cette chapelle, fit Lina, c’est une chose vraiment pittoresque.
Elle sortit de son grand sac de raphia l’appareil photographique. Philippe se mit à mitrailler le bâtiment avec application. Il avait horreur de faire de la photographie parce qu’il jugeait cela bête et facile, néanmoins il réussissait, sans presque le vouloir, de très bons clichés.
— L’intérieur aussi ? demanda-t-il.
— Surtout l’intérieur !
Il rentra, se demandant si la lumière de la chapelle était suffisante.
Sirella avait abandonné son attitude fervente pour s’approcher de la grille qui barrait le chœur. Le front entre deux barreaux, elle regardait fixement la statue dorée de cette sainte complaisante qui favorisait les unions.
— C’est à votre amoureux que vous pensez, Signorina ?
Elle poussa une petite exclamation de frayeur et se tourna vers lui. Il avait posé l’appareil photographique sur le support métallique de son bras cassé et la chose était si anachronique qu’elle ne put retenir un sourire.
— Je n’ai pas d’amoureux, répondit-elle ; et aussitôt son visage reprit sa gravité coutumière.
Philippe plongea la main dans sa poche, en ressortit une pincée de monnaie qu’il proposa à Sirella.
— Alors lançons un défi à la sainte, dit-il. Si, n’ayant pas d’amoureux, vous vous mariez dans l’année, c’est qu’elle est vraiment stupéfiante.
Elle ne broncha pas.
— Allons, jetez ! ordonna Philippe.
Elle hésita, prit délicatement une piécette dans la main de Philippe et la lança à travers les barreaux. La pièce roula sur le sol et, après avoir décrit une large courbe, ressortit du chœur. Elle tomba en cascade sur les marches usées et s’immobilisa aux pieds de Sirella.