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— Ce n’est pas une pièce, c’est un boomerang, marmonna le jeune homme.

Sirella ramassa la pièce et la rendit à Philippe.

— Vous voyez, la sainte n’en veut pas, fit-elle.

— Vous êtes très jeune, dit-il, vous avez le temps !

Il lança sa poignée de monnaie au pied de la statue. Cette largesse fit sursauter Sirella.

— Tout ça ! murmura-t-elle.

Il fut ravi par son petit visage effaré où se lisait la plus entière désapprobation. Et tout à coup il eut comme un vertige. Quelque chose se passa en lui qu’il ne put contrôler et qui ressemblait à son besoin d’anéantissement de l’autre fois. Il passa son bras valide sur l’épaule de Sirella et voulut l’embrasser. Il agit si prestement qu’elle ne réalisa pas tout de suite. Mais lorsque ses lèvres s’approchèrent de celles de la jeune fille, Sirella fit un saut en arrière. Il y eut un craquement d’étoffe. Sa robe venait de craquer sur l’épaule car Philippe la tenait fortement dans sa main crispée.

Elle sortit en courant. Hébété, il la vit s’immobiliser sur le seuil de la chapelle dans la dure lumière. Son ombre souple s’étalait dans un grand rectangle de soleil.

Il attendit, le cœur battant. Il se demandait pourquoi il s’était permis ce geste de butor. Un court moment cela lui avait paru quasi naturel comme s’il n’y avait eu qu’eux deux au monde.

Il sortit, mécontent, se demandant si elle allait se plaindre. Il fut rassuré en la voyant sagement assise dans l’auto, tandis que Lina et le Presidente admiraient le panorama tourmenté qui s’étendait au-delà de la pinède.

— En route ! jeta-t-il hargneusement.

— Tu as pris tes photos ? questionna Lina.

Elle avait cueilli une fleur violette, asséchée par l’été.

— Impossible, la lumière n’est pas suffisante, j’ai du Kodachrome II.

Ils reprirent leurs places. Cette halte avait redonné au Presidente tout son tonus. À nouveau, il parlait et chantonnait.

— Tiens ! remarqua soudain Lina, la gourde a déchiré sa robe.

Philippe, qui faisait semblant de somnoler pour ne pas avoir à parler, feignit de découvrir la chose et s’en désintéressa ostensiblement.

— Demande-lui ce qui lui est arrivé ! ordonna sa compagne.

— Qu’est-ce que ça peut nous ficher ? grommela-t-il.

— Demande-lui ! insista-t-elle sèchement.

Flairait-elle quelque chose ? Il connaissait trop Lina pour croire que cet accroc à la robe de Sirella pouvait l’intéresser une seconde.

— Mon amie demande comment vous avez déchiré votre robe, Signorina ?

— Tu as déchiré ta robe ! sursauta Giuseppe.

Il regarda l’épaule dénudée de sa fille.

— Une robe toute neuve !

Elle ne répondit pas tout de suite. Philippe se dit quelle allait peut-être parler de son geste audacieux et il attendit calmement.

— C’est en me relevant, fit-elle d’une voix feutrée. J’ai mis un pied sur le bas de ma robe et elle a craqué.

— Comme quoi la prière n’est pas toujours récompensée, décréta le Presidente qui aimait faire montre d’un certain scepticisme à l’occasion.

Philippe traduisit à Lina ; mais elle avait à peu près compris les explications de la fille et parut s’en satisfaire. Une heure plus tard, elle déclara qu’elle était lasse et qu’il fallait chercher un bon hôtel pour la nuit.

CHAPITRE VI

Ils s’arrêtèrent dans la région de Barletta. L’hôtel où ils descendirent n’avait rien de luxueux, mais il offrait l’avantage de se trouver en bordure de mer. Le Presidente insista pour prendre une chambre à deux lits au lieu de deux chambres car il voulait épargner des frais à ses clients. De même il tint à dîner à l’écart. Le repas fut étrange. Au fond de la pièce, dans un angle discret, Ferrari et sa fille mangèrent en tête-à-tête tandis que le couple français dînait devant la baie vitrée. Philippe, qui tournait le dos à la mer, se trouvait face à Sirella et ne la quittait pas des yeux. Avant de passer à table, cette dernière avait troqué sa robe déchirée contre un petit deux-pièces imprimé dans les tons bleu pastel. Cet ensemble de Prisunic la moulait parfaitement et lui donnait un aspect plus moderne. Elle cessait de ressembler à Colomba pour devenir enfin une jeune fille coquette. Philippe la trouvait fascinante et il comprenait, avec un certain décalage, la nature de son geste de la chapelle. Sirella était infiniment désirable et semblait l’ignorer, ce qui ajoutait à son piquant.

Une fois seulement, leurs regards se croisèrent. Sirella s’empressa de détourner le sien et, jusqu’à la fin du repas, ses yeux fuirent ceux du garçon.

Philippe devinait qu’elle devait lutter pour ne pas répondre à son regard insistant ; cela ressemblait à un jeu apparemment innocent, mais qui nécessitait de part et d’autre une grande volonté.

— C’est elle que tu regardes ainsi ? questionna tout à coup Lina.

— Qui ? demanda-t-il avec cette fausse innocence outrancière des hommes pris en faute.

Elle sortit une cigarette de son sac à main et attendit qu’il lui donnât du feu, mais Philippe essayait de refaire surface et ce fut le serveur qui proposa à Lina la flamme de son briquet.

— Tu l’observes comme si tu voyais une fille pour la première fois, dit-elle en soufflant une bouffée dans son assiette. Elle t’intéresse ?

— C’est de Mlle Presidente que tu me parles ?

— Ne fais pas l’innocent. Tu ne me donneras pas le change, Phil. Cette fille te plaît ; mieux, elle te fascine. Si elle était un peu plus délurée, tu lui aurais déjà fait du charme, seulement son côté farouche t’intimide et tu es en train de te demander comment tu vas bien pouvoir t’y prendre avec elle.

Depuis leur liaison, Philippe avait eu deux ou trois aventures avec des relations de vacances. Chaque fois Lina avait dépisté le danger et pris les mesures qui s’imposaient sans heurter la susceptibilité de son amant, sans même lui faire la moindre allusion. Aussi était-il profondément surpris, et vaguement choqué, qu’elle le prenne ainsi à partie.

— Ma parole, tu me fais une scène de jalousie ! dit-il.

— Peut-être, reconnut-elle.

— C’est ridicule !

— Une scène de jalousie n’est jamais ridicule, Phil.

Il lui prit la main par-dessus la table et, du bout de l’index, se mit à jouer avec le bracelet de Lina.

— Tu es belle, dit-il.

— Faut-il que tu sois à court d’arguments, soupira Lina en dégageant son bras.

La maîtrise et la perspicacité de sa compagne le portèrent instantanément au bout de la fureur. Il se leva violemment. Dans le mouvement, son attelle accrocha la bouteille de vin rouge qui se renversa, projetant un long jet pourpre sur la robe blanche de Lina. La vue du vin souillant la robe lui fit honte.

— Excuse-moi ! murmura Philippe en se rasseyant.

Ce fut elle qui partit de la table afin d’aller se changer.

Philippe redressa la fiasque d’un geste désemparé. Il jeta un regard en direction des Ferrari et vit que le Presidente venait de quitter sa place.

Philippe trempa sa main dans la flaque de vin rouge et, du bout du doigt, se mit à écrire sur son plâtre : « Sono infelice » (Je suis malheureux). Il se leva, gagna la table de Sirella et lui montra son plâtre. Elle lut l’inscription et détourna la tête.

— Vous m’en voulez pour tout à l’heure ? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas. Le jeune homme contempla Sirella avec émotion. Effectivement, il se sentait très malheureux ; mais il aurait été incapable d’analyser les raisons de ce profond désenchantement. Cela ressemblait à une maladie : il était mal dans sa peau et se détestait ardemment.