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Le petit ensemble bleu collait au corps de Sirella comme une seconde peau, donnant un relief impudique à ses formes drues. « Ardente et sage », songea-t-il. Oui : ardente et sage. À quoi songeait-elle ? Le considérait-elle comme un soudard ou un bellâtre ?

— Vous ne voulez pas me répondre, Sirella ?

Le Presidente revint, tirant ainsi sa fille d’embarras. Il tenait une petite boîte de cigarillos qu’il était allé chercher dans la boîte à gants de son taxi ?

— Vous en prenez un, monsieur ?

Philippe qui connaissait le goût épouvantable des petits cigares noirs et tordus comme des sarments de vigne secoua la tête.

— Je vais me coucher, dit-il.

Il se trouva nez à nez avec Lina qui sortait de leur chambre après avoir passé une autre robe. Elle crut qu’il venait la chercher, mais quand elle le vit traverser la chambre et s’allonger tout habillé sur le lit elle referma la porte et vint s’asseoir à ses côtés. Elle paraissait apitoyée, sans doute son air profondément malheureux la touchait-il.

— Je te demande pardon, Phil.

— Pour quoi ?

— À cause de cette scène de jalousie, tu as raison, elle était déplacée. Mais reconnais que la présence de cette gamine nous gâche tout le plaisir que nous escomptions de ce voyage.

— C’est vrai, admit Philippe. Seulement maintenant il est difficile de lui demander de rentrer, il y a des trucs qui ne se font pas.

— Nous ferions mieux de chercher pourquoi cette Sirella casse l’atmosphère.

— Moi, je le sais, dit Philippe.

— Vas-y !

— C’est son mutisme. Elle se tient immobile comme une captive. On dirait que nous l’avons faite prisonnière et que nous l’emmenons comme otage.

Lina approuva.

— Oui, ce doit être ça, en effet.

Il posa sa main valide en écran sur ses yeux et se mit à penser de toutes ses forces à Sirella. C’était le mutisme de la jeune fille qui rompait la bonne ambiance du taxi, mais c’était également ce même mutisme qui le fascinait. À cause du silence de Sirella, il se sentait malheureux. Il éprouvait l’irrésistible envie de le vaincre ou plutôt de le violer. Il voulait aller la chercher au sein de son silence…

— Tu as ta tête de l’autre fois, chuchota-t-elle comme se parlant à elle-même.

Il savait que « l’autre fois » désignait le jour du suicide manqué.

— Quelle sorte de tête ?

— Un jour, fit-elle, je suis allée voir un ami au Val-de-Grâce. Dans le jardin, des malades prenaient l’air, entre autres un jeune homme pâle couché à plat ventre sur un chariot. Il y avait un récipient sous la voiture pour qu’il puisse uriner. Il avait les bras allongés le long de son corps et il ressemblait à un poisson. Il m’a regardée… Son regard était pareil au tien en ce moment.

Elle embrassa ses lèvres.

— Tu es malheureux ?

— Non, fit-il par charité.

Elle découvrit l’inscription sur le plâtre. Celle-ci se diluait, mais les caractères demeuraient encore lisibles.

— « Sono infelice », lut-elle laborieusement. Qu’est-ce que ça signifie ?

Il dit n’importe quoi pour éviter la vérité.

— Je ne sais pas, j’ai écrit ces mots machinalement, c’était une réclame sur un cendrier.

Pour une fois il avait menti d’une voix si naturelle qu’elle le crut.

— On redescend ?

— Je n’en ai pas envie, soupira Philippe.

— Tu as sommeil ?

— Non plus, je suis dans le flou ; c’est pas marrant d’avoir un bras dans le plâtre et de le balader en le portant devant soi comme un kangourou porte son petit dans la poche.

— Mon pauvre amour. Tu veux un whisky ?

— D’accord.

Elle décrocha le téléphone et demanda deux scotchs.

« À quoi pensait Sirella pendant ce temps ? Assise devant son père, elle devait le regarder fumer son abominable cigare d’un air respectueux en écoutant discourir le Presidente. »

Une serveuse grassouillette leur apporta les boissons. De la barbe frisottée moussait sur ses bajoues et elle sentait le rance. Comme elle débarrassait la table des valises qui l’encombraient afin d’y déposer son plateau, Philippe s’approcha d’elle, saisit un verre, le vida et but l’autre aussi rapidement.

— Allez en chercher deux autres ! ordonna-t-il.

La grosse femme de chambre éclata de rire.

— Tu as décidé de te saouler ? questionna posément Lina.

— J’essaie de réagir. L’opération coup de fouet, quoi !

Comme il disait ces mots, il sentit une grosse bouffée de chaleur dans sa tête et les objets environnants cessèrent d’être laids et hostiles.

Les deux autres whiskies arrivèrent. Ce fut Lina qui les but, de la même manière que son amant. La serveuse trouvait cela farce et riait de tout son gros ventre.

— Encore ? demanda-t-elle.

— Apportez la bouteille, sinon nous risquons de vous faire maigrir ! lança le garçon.

Elle le jugea impoli et cessa de s’amuser.

Ce ne fut pas elle qui apporta la bouteille de Gilbey’s, mais un valet de chambre anguleux, au sourire mince et au regard torve. Sa collègue l’avait prévenu car il présenta son plateau à Philippe au lieu de le poser sur la table.

— On continue ? demanda Lina d’une voix qui n’était pas la sienne.

Il vit quelle était ivre. Elle buvait peu en général et seulement un peu de vin aux repas.

Elle le défiait. Tout sentiment de pitié avait disparu de son beau visage.

— Continue sans moi, fit-il.

Elle emplit un verre de whisky et regarda le breuvage comme on regarde une amère potion avant de l’avaler. Philippe lui prit le verre et le vida dans le lavabo.

Lina approuva d’un lourd hochement de tête. Ensuite elle se coucha et éteignit la lumière sans tenir compte de Philippe, debout tout habillé au milieu de la chambre. Lorsque la pièce fut dans l’obscurité, le bruit de la mer parut augmenter d’intensité. Le jeune homme s’approcha de la fenêtre. Un reste de jour caressait les eaux sombres de l’Adriatique ; mais, au pied de l’hôtel, la plage était noire. Un troupeau de barques broutait le bois grinçant du ponton.

Il perçut le souffle régulier de Lina derrière lui. Ses deux scotchs l’avaient mise K.O. Philippe resta un long moment immobile, puis il quitta la fenêtre et sortit de la chambre. Une rumeur de stade montait du rez-de-chaussée. Il dévala l’escalier et constata qu’un poste de télévision sévissait dans le salon de l’hôtel. Il retransmettait un combat de boxe. Philippe vit le Presidente, son cigare blotti sous sa moustache, au premier rang des rares spectateurs. Sirella se trouvait également au salon, mais à quelques mètres derrière son père. Le poste, trop haut perché, obligeait les assistants à garder la tête levée et il était comique de voir ces visages offerts à la clarté lunaire du téléviseur. Philippe saisit une chaise par son dossier et alla se placer derrière le siège de Sirella.

Elle n’eut pas conscience de sa présence. Sur le petit écran deux gaillards au faciès bosselé se livraient à une féroce empoignade et le public survolté hurlait des encouragements.

Philippe se pencha sur l’épaule de Sirella. La jeune fille usait modérément d’un parfum de bazar qui parut suave au jeune homme. Il respira avec délectation l’odeur capiteuse qui montait de ce jeune corps.

— Sirella, balbutia-t-il.

Elle se retourna et ses yeux meurtris par la télévision le considérèrent avec effroi.