— Ne bougez pas, supplia-t-il. Il faut que je vous parle…
Elle reprit son attitude de spectatrice attentive, mais il observa qu’elle avait rentré sa tête dans ses épaules, comme fait une personne qui attend et redoute une détonation.
Le gong du ring retentit, violemment. Philippe qui allait parler se tut. Pendant toute la minute de repos, il resta coi, embusqué dans le dos de Sirella. Les clients de l’hôtel échangeaient des appréciations sur le combat. Un gros homme, aux cordes vocales meurtries, affirmait au Presidente que Dino Seruti gagnerait avant la limite, et Giuseppe hochait la tête d’un air de doute en tétant délicatement son cigare.
Un panneau lumineux s’éclaira un instant pour annoncer le troisième round.
— Sirella, je devine ce que vous pensez de moi. Vous devez vous dire que je suis un de ces Français coureurs de cotillon dont vous avez entendu parler.
Elle conservait le menton pointé vers le poste. Les boxeurs se cherchaient avec prudence, essayant des feintes sans conviction. Le commentateur fit observer que les deux hommes étaient essoufflés par leur départ en trombe et qu’ils récupéraient.
— Il faut que vous compreniez, Sirella, que je ne joue pas les galantins. Je ne vous connais que depuis ce matin, pourtant il me semble que nous venons de vivre des semaines côte à côte. Vous surgissez à un instant délicat de ma vie. Je voudrais pouvoir vous expliquer ce qui se passe en moi, mais c’est impossible parce que je ne le sais pas moi-même.
Les boxeurs se martelaient de nouveau avec la hargne du round précédent. Les trépignements du public en délire composaient un fond sonore à l’abri duquel Philippe s’épanchait librement.
Il était obligé de chercher ses mots car, s’il parlait parfaitement l’italien, cette langue n’épousait toutefois pas le rythme de sa pensée. Mais il lui semblait qu’il pourrait parler la nuit entière, pour peu qu’elle consentît à l’écouter et il espérait confusément qu’à force de se raconter il parviendrait à trouver les racines de son mal.
— Vous êtes jeune, belle, timide, effarouchée par cette existence qui me blesse. Quelque chose me dit qu’ensemble nous pourrions nous sauver.
Elle ne bronchait toujours pas. On eût dit qu’elle ne l’entendait pas. Il fut découragé et s’emporta.
— Me suis-je donc trompé ? J’appelle au secours et vous restez indifférente. Vous refusez cette main que je vous tends, Sirella.
Il lui sembla tout à coup qu’il parlait faux. La conviction n’y était pas. « Un jeu, se dit-il. C’est à moi-même que je lance un défi. » Philippe reprit :
— Écoutez-moi, Sirella, je vais quitter ce salon et aller sur la plage, près du ponton où sont amarrés les bateaux. Je vous y attendrai une demi-heure. Passé ce délai, si vous n’êtes pas venue…
« Ce n’est que l’humble fille d’un pauvre chauffeur de taxi italien, songeait-il parallèlement. Et je joue les Julien Sorel pour cette petite oie blanche. »
Mais une force perfide l’entraînait. C’était, grisant de vérifier jusqu’où il pouvait aller.
— … Si vous n’êtes pas venue, je détacherai une barque, je ramerai tant bien que mal pour aller loin du rivage, et je me jetterai à l’eau avec mon bras cassé.
« Ridicule ! Ridicule ! »
Autrefois, à l’ecole primaire, il s’amusait à épater des camarades en leur narrant des exploits imaginaires ou en leur assurant qu’il allait accomplir des tours de force. Il feignait de ne pas lire l’incrédulité dans les yeux et poursuivait interminablement, afin de se griser jusqu’au vertige.
— Maintenant, donnez-moi votre main, Sirella. Un instant, pour que je ne me sente plus seul…
Elle ne bougea pas.
Dans un tumulte indescriptible, le quatrième round s’achevait. Il leva les yeux vers l’écran et vit le gros plan d’un boxeur titubant de fatigue. Du sang dégoulinait d’une profonde entaille à sa pommette.
— Très bien ! Je sors, Sirella. Et n’oubliez pas ce que je viens de vous dire…
La plage sentait le bois pourri. Philippe gagna le ponton et s’y assit, les jambes ballantes. Des nuages filandreux rasaient les vagues blêmes. Sur la gauche, la côte traçait des méandres en pointillé lumineux. Un calme un peu triste régnait sur la mer.
— L’Italie ! soupira-t-il.
Il espéra de toutes ses forces que Sirella ne vînt pas : il n’avait rien à lui dire. Philippe attendit, écoutant la rumeur du monde. Il pensait aux deux boxeurs qui se criblaient de coups, à Lina que ses deux whiskies venaient de foudroyer et au Presidente dont le cigare achevait de se consumer. Il ne devait jamais les fumer de trop près à cause de sa moustache.
Beaucoup de temps passa. Elle ne vint pas. Il attendit encore, en regardant s’eteindre les fenêtres dans la haute façade de l’hôtel. Le mot Albergo, écrit au néon, rougeoyait sur le toit de l’établissement, éclaboussant la plage, la mer…
Alors Philippe se dressa et marcha jusqu’à la pointe du ponton pour regarder le large. Il vit des sillons noirs, mouvants, des éclaboussures blanches et, à bout de vue, la masse opaque de l’infini. Il repensa au mur ocre sur la route de Galatina, avec ses affiches politiques.
Il l’avait traversé comme le chien savant crève un cerceau de papier. La mort ne se tenait pas de l’autre côté du mur.
Se trouvait-elle là-bas, vers cet horizon gondolé ?
Il détacha sans peine une barquette aux flancs rebondis et y prit place. Les rames n’y étaient pas.
Philippe fit confiance à la mer et attendit que les vagues s’intéressassent à lui. Une première secoua la frêle embarcation ; une autre lui fit décrire un arc de cercle et une troisième la projeta contre un pilier du ponton avec tant de force que le jeune homme gémit de douleur…
— À quoi jouez-vous donc, Signor ? demanda une voix.
Il entendit craquer les lattes de bois et vit s’avancer la silhouette courtaude du Presidente.
Sa ridicule posture lui apparut alors. Un gamin turbulent, pris au piège de sa témérité et qui ne sait plus redescendre de l’arbre au sommet duquel il a grimpé !
— Je voulais faire une promenade, bredouilla Philippe.
— Avec votre bras cassé ! protesta Giuseppe.
Le chauffeur de taxi sauta dans une barque amarrée et, se penchant, réussit à saisir celle du blessé et à la haler jusqu’à lui.
— Ma fille, qui regardait par la croisée, vous a aperçu, dit Giuseppe. Votre plâtre faisait une tache dans le noir. C’est elle qui m’a demandé de venir voir.
Tout en parlant, avec des gestes précis d’homme calme, il s’empara de la corde et l’attacha à une boucle de fer fixée au ponton. Ensuite de quoi il aida Philippe à sortir de son embarcation.
Un croissant de lune déboucha d’un amoncellement de nuages et fit miroiter les vagues. Le Presidente dévisagea son client d’un air critique.
— Qu’est-ce qui vous a passé par la tête ? demanda-t-il.
Sa voix grondeuse avait des inflexions paternelles. Philippe songea que la vie devait être bonne et sûre sous sa tutelle.
Il haussa les épaules.
— Certains jours, la vie me pèse, Présidente.
— Et vous la trouvez plus légère dans cette barque ? ironisa Giuseppe.
Il mit la main sur l’épaule du jeune homme.
— J’ignore vos problèmes, Signor, mais ce que je sais c’est qu’il faut les regarder en face lorsqu’on est un homme.
— Faire quelque chose, n’importe quoi pour en finir, murmura Philippe.
Le Presidente lissa les pointes de sa moustache entre le pouce et l’index.
— L’os de votre bras était cassé, Signor. Qu’a-t-on fait ? On a remis les deux bouts face à face et on l’a plâtré. En ce moment, l’os se ressoude. Un jour on cassera ce plâtre et votre bras sera aussi entier qu’au moment de votre naissance. Pour le moral, c’est presque pareil : il suffit de bien maintenir les morceaux brisés et d’attendre qu’ils se soient ressoudés.