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Giuseppe se redressa, les yeux plissés par l’incrédulité.

— Perché ? demanda-t-il.

Lina n’avait préparé que la phrase destinée à marquer sa décision. Elle ne sut que répondre et répéta obstinément :

— Rientrare alla casa presto !

Le Presidente interpella Philippe.

— Pourquoi veut-elle que ma fille rentre chez nous, Signor ?

Philippe dit, en dévisageant Lina de façon insultante :

— C’est une capricieuse !

Ferrari fut tenté d’effiler sa moustache, mais il avait les mains sales et s’abstint.

— Signor, hier, j’ai proposé à la dame de renvoyer Sirella chez nous. Elle n’a pas accepté. Maintenant c’est trop tard, nous sommes trop loin. Si elle ne veut plus de ma fille je rentrerai avec mon enfant.

Philippe traduisit fidèlement. Pendant qu’il parlait, Giuseppe approuvait véhémentement de la tête !

— Comme il voudra, fit Lina ; qu’il nous conduise alors à la gare la plus proche.

— Tu ne veux pas que nous bavardions un instant, Lina ? demanda soudain Philippe.

— Crois-tu que nous ayons des choses à nous dire ?

— On peut essayer, non ?

Ils s’éloignèrent. Ferrari en profita pour interroger sa fille. Sirella lui expliqua que le jeune homme venait de gifler sa compagne devant elle, en omettant d’indiquer la raison de cette gifle.

— Il a bien fait, assura Giuseppe. Elle t’en veut d’avoir assisté à ça. Je n’aime pas cette femme. Elle finira par le rendre fou et il fera une vraie bêtise.

Fataliste, il continua de changer sa roue en attendant la décision de son irascible cliente.

CHAPITRE VIII

La route bordait un champ pelé. Midi frappait fort sur les pierres plates du muret qui le bordait. Philippe s’y assit néanmoins.

— Écoute, Lina, je pense que je suis raisonnable tout à coup.

— Quel drôle de mot, lorsqu’il est dit par toi !

— Que me reproches-tu exactement ? D’avoir caressé le dos de Sirella. D’accord, c’est vexant pour toi, mais il y a tellement plus grave.

— Ah oui ?

— Je t’ai dit que je ne t’aimais plus, c’est bougrement plus important, non ?

— Ce serait plus important si c’était vrai.

La stupéfaction lui fit écarquiller les yeux.

— Tu ne me crois pas, Lina ?

Cette femme fière qui refusait d’admettre la faillite de son amour l’impressionnait. Il y avait une certaine grandeur dans ce scepticisme.

— Non, soupira-t-elle. Je pense que tu le crois, toi, parce que tu subis un engouement passager pour cette petite pécore ; mais, au fond de toi-même, tu sens bien qu’il s’agit d’une illusion, Phil. Tu te racontes une histoire.

— J’ai envie de refaire ma vie, dit Philippe d’un ton buté.

— On ne refait pas sa vie, Phil. On ne peut que la poursuivre en essayant de la corriger comme on corrige sa vue défaillante au moyen de verres.

Elle désigna Sirella qui continuait de leur tourner le dos.

— Tu t’imagines vivant avec elle ? Elle ne sait rien, elle est d’une autre époque. C’est le genre de fille qui ne doit pas faire l’amour avant d’avoir terminé sa prière. Toi, Phil, tu es intelligent, tu es vif, tu es brillant, ardent, fougueux ! Tu es fait pour vivre avec insolence. Elle, elle est destinée à faire des gosses. Elle va bientôt se mettre à grossir…

— Ta gueule ! tonna violemment Philippe.

Lina se tut.

— On va poursuivre ce voyage tous les quatre, décida-t-il d’une voix passionnée. Il se peut que je me trompe, Lina. Il faut que j’y voie un peu plus clair.

— Mais tu ne la connais que depuis hier ! protesta-t-elle, à bout d’arguments.

— Il me semble que je la connais depuis toujours.

— Moi aussi, avoua Lina. C’est étrange.

Le Presidente dévissa son cric et annonça qu’on pouvait repartir. Il avait un visage inconnu, grave et réprobateur. Il était humilié jusqu’au fond du cœur.

Chacun reprit sa place dans le taxi.

À quelques kilomètres de là, ils s’arrêtèrent dans une agglomération pour faire réparer le pneu crevé chez le garagiste de l’endroit. Le garage se trouvait au fond d’une impasse malodorante où s’accumulaient des carcasses d’autos accidentées et des pneus hors d’usage. Philippe suivit Giuseppe qui poussait la roue à plat devant lui comme un cerceau.

— Signor Presidente, lui dit-il, je suis navré pour l’incident de tout à l’heure. Mon amie est une femme difficile.

Giuseppe lâcha sa roue qui mit longtemps à tomber. La jante tressaillait sur le pavé rond de la cour. On eût dit une bête à l’agonie.

— C’est un voyage malade, Signor, répondit l’Italien.

L’image frappa Philippe.

— Puisque vous m’honorez de votre sympatrie, Signor, reprit Giuseppe, permettez-moi de vous donner mon avis de père : vous n’êtes pas faits pour aller ensemble, la dame et vous !

Cette affirmation mit du baume dans le cœur indécis du jeune homme.

— Je le crois aussi, avoua-t-il.

— Quand je vous regarde, je me dis que c’est une aventure d’un soir que vous vous obstinez à prolonger. Elle vous aime avec jalousie. Vous, vous essayez de l’aimer parce que c’est ce qui vous paraît le plus facile.

Ils étaient là, à se dire des choses essentielles, devant une roue de voiture, dans l’impasse inconnue où rôdaient des chats faméliques, tandis qu’un gros garagiste aux cheveux frisés les considérait sans curiosité.

Le Presidente dévisagea son interlocuteur avec une espèce de tendresse bourrue. Il lui prit le bras.

— Pardonnez ma question, Signor, mais c’est elle qui est riche, si j’ai bien compris ?

— Oui, fit Philippe, mais ce n’est pas à cause de l’argent que je reste avec elle.

— Pourquoi alors ? s’étonna le chauffeur.

Philippe secoua la tête.

— Je préfère ne pas y penser.

Giuseppe releva la roue et gagna le trou noir encadré de panonceaux publicitaires célébrant les mérites d’huiles et de bougies. Philippe le regarda s’éloigner puis revint au taxi dans lequel les deux femmes demeuraient silencieuses.

— Que te racontait beau-papa ? demanda Lina.

Il fut tenté de le lui dire, mais c’eût été trop cruel. La méchanceté n’est tolérable que lorsqu’on est en état de crise. Maintenant il se sentait calme.

Il contourna le taxi et entra dans un petit bistrot devant la porte duquel pendait un rideau de grosses perles. Ces dernières tintinnabulèrent sur son passage. Philippe s’assit à une table et commanda du vin.

Un gamin maigre comme la mort jouait de la mandoline. Les notes n’étaient pas liées et crépitaient comme de la pluie sur une plaque de fer.

Refaire sa vie !

« Primo, se dit-il, j’en ai besoin. Sirella ne fait que donner son visage à mon rêve. Deuxio, c’est lorsqu’elle vendait ses tranches de noix de coco sur le port qu’elle m’a causé le premier choc. Tertio, j’aime en elle justement ce qui provoque l’ironie de Lina : sa réserve et sa pudeur. »

Il évoqua le doux contact du sein et baisa le bout de ses doigts.

« Et puis j’ai envie d’elle. Nous allons rentrer à Paris. Je ne peux pas plaquer Lina avec ses bagages en pleine Italie. Mais je reviendrai avec eux. Je m’installerai à Gallipoli. Je ferai n’importe quoi, ça n’a aucune importance. J’aurai un petit logement pareil à un terrier. Et je me mettrai à vivre d’une vie presque végétative. »