Les perles s’écartèrent sur Lina. Elle vint à la table de Philippe, s’assit en face de lui et se mit à pleurer, la tête entre ses mains.
« Elle a les cheveux teints, pensa le garçon. Ses joues, ses lèvres, ses yeux, ses sourcils sont peints. Elle n’est qu’une laborieuse illusion. »
Les larmes de sa maîtresse n’éveillaient chez lui aucune compassion ; pourtant, il allongea la main vers elle et caressa la longue mèche qui pendait devant le visage de Lina.
— Ne pleure pas, mon chou, murmura-t-il.
Le gamin, surpris, s’arrêta de jouer. Le cabaretier vint s’enquérir de la commande. C’était un petit vieux à la peau grise dont le nez raviné était couvert de poils blancs.
— La Signora a du chagrin ? demanda-t-il.
Lina prit une profonde inspiration et laissa retomber ses mains sur la table. En un instant son chagrin fut sec et seul son rimmel en porta le témoignage.
— Grappa ! fit-elle.
— De la gnole à cette heure ! déconseilla Philippe.
— Crois-tu qu’il soit l’heure de pleurer ? demanda-t-elle.
Il n’insista pas et lui prit le poignet.
À cause de son rimmel qui mettait des traînées verticales sous ses paupières, Lina ressemblait à un clown.
— Maintenant, je hais ce taxi, fit-elle. Je te préviens qu’à Pescara je prendrai le train. Tu feras ce que tu voudras.
Philippe fut désespéré. Il pensa à Giuseppe et à sa fille qui ne rêvaient que de Paris. Il souffrit par avance de leur déception. Un voyage malade ! La faute en incombait à qui ? À lui ? À Lina ? Ou au hasard ?
Ils avaient cru rentrer en France dans une ambiance de kermesse, et cette remontée de la péninsule tournait à la marche funèbre. Lina et Philippe circulaient à bord du corbillard de leurs amours mortes.
Elle but son marc.
— Lina, fit-il, tu tiens vraiment à moi ?
— Autant qu’à la vie, assura-t-elle.
— Alors, aide-moi.
— En vous mettant dans un lit, tous les deux et en vous bordant ?
— En t’efforçant de subir ce voyage, rectifia Philippe. Une fois à Paris…
Lina sourit, puis rit bruyamment. Elle ne se forçait pas. C’était nerveux, mais elle ne jouait pas la comédie.
— Comme tu as raison, Philippe, c’est Paris qui mettra les choses au point ! Tu verras à quoi elle va ressembler, à Paris, ton oie blanche, avec son père qui semble sortir d’un film de de Sica et son taxi pourri. Un beau carnaval. Ici, dans la couleur locale, ça va, c’est même attendrissant, mais nous en reparlerons sur les Champs-Elysées. Je te mets au défi d’oser lui offrir un verre au Fouquet’s à ta sirène de Sirella !
Le Presidente vint leur dire que la roue était réparée et ils repartirent.
Ils ne déjeunèrent pas. Giuseppe avait emporté des saucisses sèches qu’il dévora en conduisant. Les trois autres refusèrent d’y goûter. Tous baignaient dans une torpeur étouffante.
Vers le milieu de l’après-midi, ils arrivèrent à Pescara et Philippe sentit son malaise s’accroître, car il eut peur que Lina ne maintînt sa décision de planter là le taxi.
— Cherchez-nous un bel hôtel près de la mer ! ordonna-t-elle à Giuseppe.
Ils en trouvèrent un, plein de pâte de verre, de néon et de formica.
— Nous y passerons la nuit ! décida Lina, et peut-être la journée de demain.
Ils prirent des chambres et, à peine les valises furent-elles déballées que Lina voulut profiter de cette fin d’après-midi pour aller à la plage.
Philippe trouva l’idée bonne, car il manquait d’air.
En traversant le hall, il aperçut Sirella et le Presidente qui prenaient un repas dans l’immense salle à manger déserte. On eût dit deux réfugiés qu’on s’applique à réconforter. Les serveurs en veste blanche prenaient, à leur contact, des allures d’infirmiers.
— Regarde comme ça bouffe bien, les amoureuses italiennes, s’esclaffa Lina.
Elle lui prit le bras.
— Vois-tu, mon beau Roméo, il y a une chose que ce petit futé de Shakespeare n’a jamais osé dire : c’est que Juliette mangeait des spaghetti !
Philippe lui pardonna ses sarcasmes parce que la vision de Sirella perdue dans cette mer de tables vides l’avait ému profondément. Il préférait Sirella aspirant des pâtes plutôt que Lina beurrant des toasts.
— Je suis un enfant du peuple ! fit-il doucement.
À cette minute il était très calme et n’avait aucun pressentiment.
CHAPITRE IX
— Pour la journée ou pour la semaine, Signor ? demanda le garçon de cabines, un petit homme aux joues creuses, vêtu d’un maillot rayé et coiffé d’une casquette de marin.
— Pour la journée, répondit Philippe.
— Il ressemble à Mathurin Popeye, remarqua Lina.
Bien que la saison touchât à sa fin la plage était encore très peuplée. Le faux loup de mer les guida à travers une allée cimentée qui filait en biais vers le rivage. Les cabines de bain bordaient cette allée qui ressemblait un peu à la rue principale d’un minuscule village dont toutes les maisons eussent été identiques.
Chaque construction de bois comportait une petite véranda protégée par une balustrade. Le plagiste décrocha une clé numérotée du gros anneau de fer pendu à sa ceinture. Il dit en désignant le nombre 13 peint au pochoir sur la porte d’une cabine :
— Vous n’êtes pas superstitieux ?
Philippe haussa les épaules et s’effaça pour laisser entrer Lina. Une odeur de bois savonné flottait dans l’étroit local. Dans le fond de la cabine, on avait constitué une sorte de réduit pour y installer une douche rudimentaire. De l’eau gouttait de la pomme rouillée.
Lina jeta son sac de plage sur une tablette de bois constellée de miettes de pain.
— Ça pue, dit-elle.
— Bast ! fit son ami en donnant un pourboire au plagiste, tu ne comptes pas y habiter !
Il retrouvait les remugles anciens des bains-douches de son quartier où son père l’emmenait, le samedi soir. Il était gêné à la pensée que son père se mettait nu dans le box voisin du sien et s’efforçait de ne pas imaginer la scène dont il entendait les bruits. Ils emportaient des linges de toilette et des savonnettes pour ne pas avoir à les louer sur place et, quand ils rentraient à la maison, allégés par leur bain, les linges mouillés pesaient lourd dans le sac de toile.
— À quoi penses-tu ?
— À mon enfance.
— Déjà !
— Comment, déjà ?
— Ce n’est pas de ton âge. À partir de la quarantaine, oui, les petits souvenirs commencent à claquer des doigts pour vous demander la permission de sortir.
Tout en parlant, elle se déshabillait. Lina avait des gestes érotiques qui lui mettaient du feu dans les veines. Très souvent, il l’avait possédée dans une cabine de bain, tandis que les cris de la plage dansaient une sarabande autour de leur frêle abri. Aujourd’hui, il ne la désirait plus. Philippe se déchaussa sans délacer ses sandales de toile et se dirigea vers la sortie.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle.
— Faire une partie de chaise longue sous un parasol.
— Philippe !
Elle était complètement nue et il ne put s’empêcher d’admirer le corps de Lina. Un corps tellement plus jeune que son visage !
— Oui ?
Elle noua ses bras tant bien que mal à son cou. Le plâtre rugueux râpait ses hanches bronzées.
— Je sais que tu es malheureux, mon chéri, murmura-t-elle, mais je te promets que ça passera.
Il resta immobile, maîtrisant son impatience. Comme c’était devenu facile de ne plus aimer Lina. Il ne comprenait pas pourquoi il avait tant tardé à décider que c’était fini.