— Je ne suis pas malheureux, Lina.
Il ajouta entre ses dents :
— Au contraire.
Il ouvrit brusquement la porte et elle n’eut que le temps de se plaquer contre la cloison pour dérober sa nudité aux gens de l’extérieur.
— Mufle ! lança-t-elle.
Il referma et resta quelques secondes sur la terrasse de bois à regarder les parasols rouges de la plage avant de s’y diriger. Le ciment surchauffé lui brûla la plante des pieds et il courut jusqu’au sable. Lui aussi était brûlant, mais il suffisait d’enfoncer ses pieds dedans pour en atténuer la morsure.
Il loua un transat au bord de l’eau et régla le petit dais chargé de procurer de l’ombre pour la tête.
Une plage et un compartiment de chemin de fer sont les seuls endroits où un homme peut perdre la notion du temps. Il ferma les yeux et s’abandonna le mieux qu’il put à la chaleur. Son bras plâtré pesait sur son estomac et un coude de l’armature meurtrissait ses côtes, pourtant il se sentait infiniment bien. Il était maître de son destin pour la première fois depuis très longtemps. Il venait de traverser victorieusement un nouveau mur beaucoup plus redoutable que le premier.
Des cris, des rires, des bruits d’eau. Un délire d’eau malaxée, foulée, étreinte avec ivresse par une population saoule de soleil et de vacances.
Il devina une présence près de lui et entrouvrit les yeux. Lina se tenait debout contre son transat, superbe dans un maillot deux-pièces vert émeraude. Elle venait de se démaquiller et le bonnet de caoutchouc blanc qui tirait sur ses traits la rajeunissait.
— Que veux-tu ? articula Philippe avec peine.
— Je te regarde somnoler. C’est vrai que tu as l’air heureux.
Elle soupira et marcha vers la mer. Elle ne pénétra pas dans l’eau en gambadant, mais en avançant d’un pas de flâneur jusqu’à ce que sa taille fût immergée et que la pression fût trop forte. Elle nageait bien, en souplesse, avec de longs gestes coulés. Il la vit s’éloigner vers le large. La tache verte du maillot se diluait dans le vert de l’Adriatique. Philippe songea : « Et si elle se noyait ? » Cette pensée l’éveilla tout à fait. Il eut honte d’espérer la chose avec une telle violence. La mort de Lina constituerait la solution idéale. Elle le soulagerait, preuve qu’il était moins libéré qu’il ne pensait.
Il quitta le transat laborieusement et resta debout pour suivre les évolutions de Lina. Elle cessait de s’éloigner maintenant et nageait parallèlement à la côte. Philippe reçut un gros ballon de plage dans la figure et en fut passagèrement étourdi. Il regarda avec fureur le gamin potelé, auteur de ce shot maladroit.
Le gosse prit peur et, au lieu de venir récupérer son ballon, courut se réfugier sur la serviette de bain où sa mère se faisait dorer. Calmé, Philippe donna un coup de pied au ballon pour l’expédier à son jeune propriétaire. Il se sentait nerveux.
Il fut tenté de regagner l’hôtel afin d’avoir une conversation avec Sirella. Après tout, il ne savait pas ce qu’elle éprouvait pour lui. L’aimait-elle ? Il eut peur d’avoir mal interprété sa passivité. Peut-être rêvait-il « à vide ».
Refaire sa vie ! Contrairement à ce que prétendait Lina, on peut y parvenir mais à condition que quelqu’un vous aide ! Pouvait-il compter sur la jeune fille pour mener à bien une pareille entreprise ?
Ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable humide du rivage. Parfois, une vague plus hardie venait chatouiller la plante de ses pieds, rendant le sable plus malléable sous lui. Il se retourna pour regarder ses empreintes, la mer les effaçait déjà. Ainsi s’estompe et disparaît le passage de l’homme sur la terre.
— Un pédalo, m’sieur ? Avec une seule main vous pourrez !
Il avisa un grand gamin doré, aux cheveux frisottés, qui le regardait hardiment. Quelques pédalos blancs gisaient sur la plage comme des poissons qui se seraient échoués. Le loueur de pédalos venait de lui adresser la parole en français. Philippe lui fit part de son étonnement.
— Comment sais-tu que je suis français ?
— Je le vois !
— À quoi ?
Le jeune garçon secoua sa tête bouclée. Quelque chose de vaguement inquiétant sourdait de sa personne. On devinait un être malin et sans scrupules.
— La figure, monsieur. Et puis la coupe du pantalon. Vous devriez faire un peu de pédalo pour vous dégourdir les jambes.
Sans attendre la réponse il poussa jusqu’au flot l’un de ses appareils.
— Montez !
— C’est combien ? demanda Philippe.
— Vous me paierez en revenant, ça dépend du temps…
Philippe prit place sur le pédalo. L’autre le propulsa face au large et les deux gros flotteurs se mirent à danser sur les vagues. Philippe appuya sur les pédales avec frénésie. Au fond le garnement avait raison : il manquait d’exercice. Un unique levier commandait le gouvernail. Philippe décrivit quelques méandres avant de s’éloigner de la côte.
— Attends-moi ! cria Lina.
Elle accourait dans une gerbe d’écume. Comme elle avait pied, il ne lui fut pas difficile de se hisser sur le banc à deux places de l’embarcation. Philippe la regarda s’installer à ses côtés d’un œil bourré d’ennui. Lina était ruisselante, de grosses gouttes d’eau perlaient sur les ailes de son nez et à la pointe de ses cils.
— C’est à cause de ton plâtre que je t’ai repéré, Phil.
Il se mit à pédaler si rageusement que Lina eut du mal à poser ses pieds sur le second pédalier. Elle joignit ses efforts à ceux de son amant et le pédalo se mit à filer bon train en direction de l’horizon. Un gros canot automobile leur coupa la route, tirant à sa suite une skieuse en bikini orange. Le sillage du hors-bord malmena leur frêle esquif et Lina hurla :
— Tiens-toi bien !
Lorsque le sillage s’affaissa un peu, elle tourna son visage blême vers son compagnon.
— Tu as eu peur ? demanda Philippe.
— Pour toi, dit-elle. Si tu tombais à l’eau tu ne pourrais pas nager avec ton bras cassé qui pèse une tonne !
— Qu’éprouverais-tu si je disparaissais ? murmura-t-il.
— Je l’ignore, Phil.
— Tu aurais beaucoup de chagrin ?
— Ce serait une faillite totale. Je crois qu’il m’arriverait la pire des choses.
— Laquelle ?
— Je deviendrais vieille.
Il ricana :
— Dans le fond, c’est ce que tu appréhendes le plus au monde ?
— Je pense que oui.
— Bref, je suis ta jouvence, c’est pourquoi tu tiens tant à moi ?
— Ne dis pas de bêtises !
— Je ne dis pas de bêtises, je conclus !
Il continuait d’actionner son pédalier avec la même vigueur. Les vagues se faisaient plus fortes et le soleil cognait plus dur.
— Qu’est-ce qui te peinerait le plus, Lina : que je te quitte ou que je meure ?
— Que tu meures, Phil ! Que tu meures !
Elle ajouta :
— Car si tu me quittais tu reviendrais près de moi à un moment ou à un autre ; je me trompe ?
Il reçut comme un coup violent en pleine poitrine. N’était-ce pas cette idée qui, un instant plus tôt, l’avait arraché à son transat ? En imaginant la mort de Lina il lui était apparu clairement que c’était la seule rupture possible. Il comprenait maintenant comment certaines gens deviennent des assassins. Une pensée de ce genre naît en eux, s’affermit, tourne à l’idée fixe et un jour… Un jour l’acte devient possible, il devient facile !
— À quoi penses-tu ? questionna-t-elle.