Il regardait passer un bateau à voiles et fit mine de s’intéresser à sa longue glissade silencieuse.
— À rien !
— Si tu me quittais, tu reviendrais, reprit-elle avec ivresse. Tu veux que je te raconte comment cela se passerait ?
— Tu crois que c’est utile, Lina ?
— Ecoute… Au début, tu te jetterais sur cette Sirella…
Il l’interrompit.
— Pourquoi, lorsque tu parles d’elle, dis-tu toujours « cette » quelque chose, et non pas « Sirella » tout court ?
Elle fit une lamentable grimace.
— C’est donc si grave que ça, Phil ?…
— Oui, murmura Philippe. C’est grave.
Elle s’ébroua et poursuivit, en essayant de donner quelque apparence de fermeté à sa voix tremblante :
— Je disais donc que tu te jetterais sur Sirella à en perdre haleine parce que tu es un frénétique. Tu organiserais un mode de vie qui lui plairait sûrement. Pendant un certain temps tu te persuaderais que le bonheur existe et que tu viens de le trouver. Et puis un jour quelconque, en dépliant ta serviette ou bien eu te rasant, il y aurait en toi comme un déclic, Phil. Tu les connais, tes déclics ? Tu te demanderais : « Mais à quoi ça rime, tout ça ? Où vais-je ? Qu’espéré-je ? » Ton nouvel univers commencerait alors à vaciller. Tu deviendrais maussade. Tu te mettrais à voir les défauts de Sirella et à ne pas les lui pardonner. Et tu repenserais à moi, à nous deux, si pareils l’un à l’autre par la pensée et dans l’amour. Et je te trouverais sur mon paillasson un matin, pas rasé afin de mieux m’attendrir, tout fripé et sentant le train.
— C’est dégueulasse ! dit Philippe.
— De te dire ça ?
— Ce qui est dégueulasse c’est que tu aies probablement raison.
Il se retourna et eut un choc en constatant que la côte n’était plus qu’une ligne sombre et qu’ils voguaient maintenant entre deux horizons.
— Tu as vu où nous sommes ?
Elle se retourna aussi et sourit.
— Continuons encore, c’est bon d’être seuls, nous deux, sur la mer.
— Nous allons finir par aborder en Yougoslavie ! plaisanta le blessé.
— Tu es fatigué ?
— Non.
Ils pédalèrent dorénavant avec application, non plus pour la joie évasive de flotter sur l’eau, mais pour s’éloigner davantage encore de la plage.
— Je te jure que nous allons trop loin ! assura Philippe d’un ton surexcité.
— Trop loin de qui, Phil ? Nous sommes ensemble, je n’ai pas peur.
Les canots tractant des skieurs formaient une sorte de frontière mouvante, loin derrière eux. Ils leur donnaient les limites du raisonnable. Leurs pétarades s’estompaient dans le murmure caverneux de la mer.
— À combien sommes-nous de la côte ? demanda-t-elle en haletant.
— Je n’en sais rien !
Elle donnait le rythme en pédalant plus énergiquement que lui. De la sueur ruisselait sur le front de Philippe et son bras lui faisait très mal.
Il était impressionné par leur monstrueux isolement. Maintenant la côte disparaissait derrière les vagues et on ne pouvait plus que la deviner.
— Ça suffit ! dit-il sèchement en s’arc-boutant pour bloquer les pédales.
— Tu as peur ? questionna Lina.
Elle aussi transpirait. Les gouttes de sueur avaient remplacé les gouttes d’eau sur son visage empourpré par l’effort.
— C’est angoissant, fit-il, retournons.
Elle éclata de rire.
— Et c’est toi qui, paraît-il, as voulu te noyer, la nuit dernière ?
— Ce n’est plus pareil !
— Allons donc ! La mort est toujours pareille !
Ils cessèrent de pédaler. Des vagues chahutaient leur embarcation. Ce n’était pas dangereux car la mer restait sage et les flotteurs du pédalo possédaient un volume et un écartement suffisants pour assurer la stabilité de l’appareil.
Lina se mit debout sur le banc au grand émoi de Philippe.
— Qu’est-ce que tu fais ! s’écria-t-il.
— Je vais simplement prendre un bain car je suis en nage, dit-elle.
— Tu es folle ! Ce n’est pas prudent !
— Tu sais : qu’on soit à cinquante mètres ou à cinquante kilomètres du rivage, c’est pareil.
Elle leva haut les bras, prit un élan qui fit danser violemment le pédalo et exécuta un impeccable plongeon.
Elle mit un certain temps à réapparaître. Philippe, le souffle coupé, guettait la tache verte du maillot, ne la trouvait pas et sentait une immense panique s’emparer de lui. Enfin la tête coiffée de blanc de Lina surgit à un endroit où il ne l’attendait pas.
— Ho ! Ho ! cria-t-elle en agitant un bras.
Il répondit à son geste par un geste identique mais mal assuré. Lina se trouvait à une vingtaine de mètres de l’appareil. Elle fit quelques brasses pour s’éloigner un peu plus.
— Reviens, Lina ! hurla Philippe ! C’est idiot ! Reviens tout de suite !
Son cœur battait à grands coups féroces jusqu’à provoquer une intense brûlure dans toute sa poitrine.
Lina fit la planche, puis son buste se redressa.
— Phil ! cria-t-elle, je crois que si tu veux me quitter, c’est le moment, non ?
Elle éclata de rire et se remit à nager. Philippe qui s’était à demi dressé pour appeler Lina retomba assis sur le banc. Ses pieds nus cherchèrent les pédales de bois. Au début, il n’eut pas conscience de pédaler, ce fut le floc-floc de la petite roue à aubes qui l’avertit de ce qui se passait. Il pédalait !
Il y eut un temps mort au cours duquel il lui sembla que la mer elle-même venait de se pétrifier. Et puis brusquement, avec une frénésie éperdue, il se remit à pédaler en direction de la terre.
Il avait dans les oreilles le fracas de la roue à aubes malaxant l’eau furieusement. Et puis il y eut un grand cri terrible ; un cri tel qu’il n’en avait jamais entendu. Il ne se retourna pas et s’escrima sur son pédalier avec une telle ardeur que son pied gauche dérapa et que l’angle de la pédale lui meurtrit cruellement la cheville. Hagard, il retrouva la position initiale pour repartir. Il ne savait plus exactement ce qu’il faisait. Il fuyait comme on fuit un grand danger et ne songeait pas à la nature de son acte non plus qu’à ses conséquences.
Au bout d’un moment, la tentation fut trop forte et il se retourna. Ce qu’il vit le glaça. Lina, au lieu d’appeler, nageait vers le pédalo à une allure olympique. Son crawl forcené la rendait plus rapide que le lourd engin sur lequel Philippe se démenait. Elle regagnait du lorrain. Ses longs bras bronzés sortaient de l’onde comme des tentacules avides, toujours plus près du pédalo. Lui s’acharnait à mouvoir les pales archaïques de la roue avec l’énergie d’un affreux désespoir.
Il était désespéré à cause de cette course au « finish » dont la mort constituait l’enjeu. Il ne voulait pas que Lina le rattrapât ; désormais il ne pourrait plus la regarder. La véritable rupture était consommée. À quoi pensait-elle ? À rien d’autre qu’à saisir un montant du pédalo. L’instinct de conservation mobilisait tous ses sens, toute son énergie, toutes ses pensées.
Il se courba en avant afin de pouvoir pédaler plus fortement. Il avait le souffle court et sifflant. Son sang martelait ses tempes en produisant dans sa tête un floc-floc identique à celui de la roue à aubes.
Brusquement il lui parut que le pédalo s’enlisait ; que la mer refusait de le laisser naviguer. Il regarda de nouveau en arrière et eut envie de vomir en constatant que Lina venait de saisir un flotteur. Elle se suspendait follement à la grosse torpille creuse, s’arc-boutant dans l’eau de tout son être pour le faire stopper et y parvenant d’une façon stupéfiante.