Phibppe poussa un gémissement désespéré et pesa de tout son poids sur les pédales. Il sentit l’espèce d’indécision du pédalo dans tout son corps. Alors il se dressa et enfonça son pied droit. La pédale sembla pénétrer dans une matière molle ; il y eut une secousse et l’esquif, libéré, retrouva sa mobilité.
— Non, Philippe ! Non !!!
Il se savait sauvé maintenant. Les mains de Lina ne pouvaient plus maintenir le gros flotteur mouillé qui leur échappait. Elles glissèrent sur la tôle blanche, étreignirent de façon dérisoire l’extrémité profilée du flotteur et se retrouvèrent libres dans l’eau perfide.
— Philippe, je t’aime !
Il se sauvait, sans se retourner, poussant un cri rauque à chacun de ses coups de pédale. L’appareil lui parut léger, lui parut rapide. Il était aveuglé par sa sueur, par son sang et par ses larmes. Déchiré, déchirant, ivre d’absolu il agitait ses jambes en cadence, les yeux rivés sur le ciel bleu au fond duquel se rassemblaient déjà les rouges lueurs d’un couchant somptueux.
CHAPITRE X
Quand il aborda sur la plage où les baigneurs commençaient à rassembler leurs effets, il sembla à Philippe que des années venaient de s’écouler depuis son départ sur le pédalo.
Le loueur aux cheveux frisés s’avança, l’air narquois :
— J’ai cru que vous alliez traverser l’Adriatique, m’sieur.
Philippe frémit.
« Donc, il m’a suivi des yeux, songea-t-il. Il a vu Lina prendre place sur l’appareil. »
C’étaient ses premières pensées cohérentes.
Il mit pied à terre et ses genoux plièrent tant était immense sa fatigue.
— Combien ? haleta le jeune homme.
— Mille lires, m’sieur.
Philippe sortit un billet froissé de sa poche. La coupure était molle parce que détrempée par sa transpiration.
— On dirait que vous venez de faire un rude exercice, m’sieur ?
Il ne répondit pas et s’éloigna en titubant. Il gagna la forêt de parasols. Le plagiste les fermait à mesure que les estivants s’en allaient. On eût dit les fleurs d’un jardin hors mesures dont l’approche du soir replie les pétales.
Philippe aperçut le Presidente et sa fille assis dans deux transats. Giuseppe lisait un hebdomadaire violemment illustré dont la couverture représentait (en couleurs pisseuses) un accident de chemin de fer. Sirella rêvassait, les mains repliées derrière la nuque.
Philippe la considéra avec émotion. Elle était son seul recours désormais, son refuge, sa nouvelle vie.
Il s’approcha d’eux d’une démarche trébuchante. Il devait jouer le jeu, déjà il avait manqué sa rentrée dans son nouvel univers en ne prévenant pas le loueur de pédalo.
— Presidente !
Giuseppe abaissa son illustré et se redressa maladroitement sur son siège de toile avec des mouvements patauds de crustacé. Le visage blafard, les traits creusés et les yeux cernés par l’effort de Philippe annonçaient une catastrophe.
— Quoi, Signor ?
— Il vient d’arriver quelque chose de terrible.
Sirella regardait alternativement son père et le jeune homme.
— Quoi donc, Signor ?
— J’ai pris un pédalo. Mon amie m’accompagnait. Au large, comme elle avait chaud, elle a voulu se baigner, et…
Le plus étonnant c’est que Philippe commençait à croire à cette version. Il fallait que ce fût cela, la disparition de Lina : une imprudence. Il revivrait plus tard son meurtre par omission tel qu’il s’était déroulé. Le cri de Lina, son geste frénétique pour s’agripper au flotteur, oui, par la suite tout cela reviendrait se mettre en place dans sa mémoire. Pour l’instant, il devait composer une autre vérité et y croire de toutes ses forces pour arriver à la faire admettre.
— Elle a coulé ! s’écria le Presidente.
— Qui, la dame ? demanda Sirella.
Les deux Italiens fixaient Philippe du même air incrédule et épouvanté. Le blessé se dit qu’ils se ressemblaient terriblement.
— Oui. Elle a poussé un cri et a disparu…
Sirella gémit et retomba sur sa chaise longue en sanglotant.
Philippe en fut bouleversé. Il s’expliquait mal la réaction de la jeune Italienne.
— Vous n’avez pas essayé de la repêcher ? demanda le Presidente.
« Il ne me croit pas, pensa Philippe. Il sait, il voit que je mens ! »
— Il faut prévenir la police, Signor !
Philippe acquiesça. Le Presidente s’arracha complètement à son siège et se mit à courir dans le sable. Il n’avait pas lâché son illustré et en perdait les pages.
— Papa ! cria Sirella.
Le Presidente fit volte-face.
— Reviens !
— Que lui voulez-vous ? demanda Philippe.
Elle attendit que son père fût de retour auprès d’eux.
— Il vaudrait mieux ne pas dire que la dame se trouvait sur ce pédalo avec le Signor.
— À cause ? demanda Philippe.
Elle ne répondit pas, mais son silence était éloquent. Giuseppe, en tout cas, l’interpréta parfaitement. Il se mit à considérer ses souliers pleins de sable.
— Pourquoi ne pas dire la vérité ? s’emporta Philippe.
Il pensait que cet éclat de voix allait mettre ses compagnons en confiance, qu’ils y verraient la preuve de son innocence. Et pourtant ni Sirella ni son père ne bronchaient.
Un canot blanc arrivait dans un grand « V » d’écume. Le bruit de son moteur tira le trio de sa brève indécision.
— En somme, tu proposes quoi ? demanda le Presidente.
Philippe respira mieux. D’instinct, les Ferrari se faisaient ses complices.
Le canot venait de couper ses gaz et il continuait de piquer sur la plage, plus mollement. Il s’échoua. Des gens en descendirent. Philippe ferma les yeux et attrapa sa poitrine à pleine main pour tenter de contenir son cœur fou. Il venait de reconnaître Lina, parmi le groupe débarqué du hors-bord. Elle tenait son bonnet de caoutchouc à la main et marchait droit sur eux, en serrant une serviette de toilette. Les Ferrari ne l’aperçurent qu’au dernier moment, lorsqu’elle se planta devant Philippe.
En la voyant, Sirella se signa lentement, ses lèvres tremblèrent.
— Signora, balbutia le Presidente ! O Signora, quel bonheur !
Elle ne comprit pas, mais devina que c’était gentil et lui sourit.
— Quelqu’un l’a repêchée ? demanda Giuseppe à Philippe.
Il s’étonnait du mutisme de ce dernier. Comment pouvait-il garder le silence dans une circonstance aussi miraculeuse !
— Tu viens ? fit Lina en donnant un léger coup de son bonnet sur la tête de Philippe.
Il essaya de parler et y parvint, mais sa voix lui était devenue étrangère.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Viens dans la cabine, je te le dirai.
Il la suivit, tête basse. Des sentiments parfaitement contradictoires le bouleversaient. Il était soulagé et déçu. Il avait peur ! Il avait honte ! Un voyou blême emmené par un gendarme !
Elle ouvrit la porte et, chose curieuse, s’effaça pour le laisser entrer, comme si elle craignait de le voir détaler au dernier moment. Il retrouva l’odeur limoneuse du bois savonné. La pomme de la douche gouttait sur un rythme qui lui parut plus rapide.
Lina pénétra à son tour dans la cabine. Philippe se colla à la cloison pour lui permettre d’aller jusqu’à la douche.
Lina passa devant lui sans le regarder et fit un faux mouvement qui déplaça le support métallique du bras cassé. La douleur arracha une plainte à Philippe. Lina tira la chaînette de la douche. L’eau se mit à cingler son corps bronzé avec un bruit de forge. Elle s’ébroua.