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Philippe commençait à réaliser pleinement que Lina s’était pas morte et que tout continuait. Une hideuse colère le gagnait. Pendant près d’une heure, il l’avait crue morte et, malgré son désarroi, il s’était senti en paix. Une paix très précaire, certes, mais si sédative !

L’eau cessa de pleuvoir sur les épaules de Lina. Elle arracha une serviette de son sac de plage et commença par s’essuyer les seins. Maintenant elle le regardait. Il ne lut rien de violent dans ses yeux, plutôt une immense pitié.

— C’est marrant le destin, non ? chuchota-t-elle. Quand tu songes combien c’est grand l’Adriatique et combien est minuscule une femme qui s’y noie ! Et voilà qu’un petit canot pique droit vers moi dans cette immensité ! Sur le coup, j’ai trouvé ce miracle naturel. Il vous paraît tellement normal de ne pas mourir, si tu savais ! Seulement, au bout d’un moment, on se met à réfléchir. Je crois bien que je vais me remettre à croire en Dieu, Phil.

Il n’en pouvait plus. Il saisit la poignée de la porte pour sortir. Fuir à nouveau, avec la même frénésie que tout à l’heure à bord du pédalo. Se sauver n’importe où, avec ou sans Sirella ! Mais cesser d’entendre cette voix calme, cesser de subir ces yeux implacables et doux.

Elle se jeta contre lui, le bousculant d’un coup de hanche.

— Non, tu ne partiras pas maintenant !

Elle se plaqua contre le mince vantail de bois dans le haut duquel on avait découpé une petite ouverture en forme de cœur.

Un rai de lumière filtrait par le cœur, le reproduisant par projection sur le plâtre de Philippe.

— Laisse-moi passer, haleta le garçon.

Elle sourit diaboliquement et secoua la tête.

— Impossible, Phil. Désormais on va jusqu’au bout tous les deux.

— Laisse-moi passer !

Elle ne comprenait pas qu’il était aux limites de la crise de nerfs !

— Reste tranquille. Ça aussi je te l’ai déjà pardonné. Tu me fais traverser des murs en auto et tu m’oublies en pleine mer, mais peu importe, il nous faut poursuivre notre étrange route, Philippe.

Il vit deux, trois, dix Lina devant lui, comme sur un poste de télé mal réglé. Dix sourires de Lina, pareils aux anneaux d’une chaîne maléfique.

— Laisse-moi sortir, gémit-il.

Elle n’entendit même pas sa supplique, ne sut donc pas qu’en fait il s’agissait d’une terrible menace.

— Toi et moi, Phil, nous allons vers quelque chose dont je n’ai pas la moindre idée, mais nous y allons sûrement. On s’est mis en chemin le jour où tu es venu chez moi après la mort de mon mari. C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace. Ni les murs, ni l’Adriatique, ni les pucelles d’Italie ne nous empêcheront de nous y rendre.

Il leva son poing serré et frappa au hasard. Elle reçut le coup sur la tempe et glissa à genoux. Elle était un peu étourdie, mais son regard n’avait rien perdu de sa suave acuité. Lina souriait toujours.

Philippe poussa un hurlement et se jeta en avant, vers la porte comme si le passage était libre.

Il fut presque stupéfait de recevoir le panneau de bois dans le front et de s’empêtrer dans les jambes de Lina. La porte avait failli céder sous son élan. Une souffrance intolérable le poignait. Il venait de déplacer sa fracture et avait la sensation qu’un fauve lui dévorait lepaule. U recula d’un pas et sentit une résistance. Il s’aperçut alors que le bord de l’armature métallique avait écrasé la gorge de Lina.

I.e cou de celle-ci était aplati et barré d’un trait violacé ; sa tête, lorsqu’il s’écarta d’elle se mit à pendre sur son épaule. Elle continua de dodeliner et entraîna le buste. Lina tomba de côté jusqu’à ce que sa tête rencontrât la cloison. Elle resta alors dans une posture asiatique, toujours agenouillée, avec les yeux fixes et son impitoyable sourire.

Philippe serra les dents sur sa douleur atroce.

II ne pensait qu’à son mal. De sa main libre il ramena son bras cassé en avant, cherchant à lui faire retrouver sa position initiale sur le support tordu par la violence du choc. La douleur s’atténua un peu.

— Lina ! appela-t-il.

Il se mit à genoux devant elle et la contempla avec curiosité. Il savait qu’elle était morte et ne s’en effrayait pas. Le trait violacé qu’elle portait au cou se couvrait de minuscules gouttelettes de sang qui perlèrent mais ne coulèrent pas.

Philippe voulut sortir, mais le cadavre de sa maîtresse bloquait la porte. Même morte elle le retenait prisonnier. Il attendit un peu. « C’est un accident, se disait-il. Tout à l’heure, sur l’eau, c’était un crime, mais maintenant il s’agit d’un banal accident. J’expliquerai… »

Il saisit une cheville de Lina parce que c’était désormais le point de son corps qui lui répugnait le moins et la hala en direction de la douche, juste assez pour lui permettre d’entrouvrir la porte.

Il se coula dehors et eut une nausée, au soleil retrouvé. Sa bouche s’emplit d’amertume. Il avait avisé un petit bar sur la plage et s’y dirigea. La tenancière rangeait ses bouteilles dans des casiers. Il commanda un jus d’orange, qu’il sirota à petites gorgées en regardant la mer.

CHAPITRE XI

Il ne restait plus, sur la plage désertée que le Presidente, sa fille et le garçon de cabines achevant de replier les ultimes parasols. Philippe regretta d’avoir avalé ce jus de fruit sucré qui ne faisait qu’accroître son mal de cœur. Il se sentait délabré comme au lendemain d’une cuite carabinée. Comprenant que les Ferrari l’attendaient, il les rejoignit en se demandant à chaque pas s’il allait leur dire ou non la vérité. Lorsqu’il fut près d’eux il n’avait toujours rien décidé et se laissa tomber lentement dans le sable chaud. Son bras lui faisait très mal. La douleur se manifestait par de longues lancées vrillantes qui foraient son épaule de façon intolérable.

— Vous souffrez ? demanda Sirella.

Il lui fut reconnaissant de rompre la tension. Le plagiste sifflait en faisant des trilles de rossignol. Ses modulations se développaient dans l’air capiteux du soir.

— Je suis tombé en sortant de ma cabine, dit Philippe pour expliquer son support tordu.

Il venait de choisir le mensonge. Une petite question anodine de Sirella l’y avait mystérieusement contraint. Le mensonge insensé qui ne pouvait le mener nulle part.

— Comment se fait-il que la dame ait été repêchée ? demanda Giuseppe que cette idée « travaillait ».

Il inventa très vite, avec une facilité qui l’éblouit.

— J’ai cru qu’elle avait coulé et je ne la cherchais pas au bon endroit. D’autant que mon pédalo s’était laissé déporter par les vagues. Heureusement, ce canot passait…

Le Presidente le crut-il ? Il avait son œil tranquille des jours de balade. Il sortit un minuscule peigne de sa poche ; un peigne aux dents fines et serrées et il brossa sa moustache.

Philippe fit un effort.

— Mais elle ne m’a pas cru, ajouta-t-il au bout d’un silence.

— Comment cela, Signor ?

— Elle a cru que je l’avais sciemment abandonnée, alors…

Il se tut, effrayé à la pensée qu’il parlait d’une femme morte. Il imagina le cadavre tiède de Lina dans la cabine, mais cette vision manquait de réalité.

— Alors quoi, Signor ?

— Elle m’a quitté ! dit Philippe.

Dans la confusion de l’heure, il commençait à déterminer la marche à suivre. Comment lui avait-elle dit, tout à l’heure, avant… l’accident ? C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace.