Lina avait annoncé cela alors que quelques secondes seulement la séparaient de la grande rencontre. Elle était arrivée. Elle avait compris leur cas à l’ultime instant. Pour Philippe il restait encore du chemin à parcourir. Il devait poursuivre sa route à tâtons, vaille que vaille. Décider seul désormais.
Le Presidente regarda sa fille. Il eut une réaction égoïste.
— Alors nous n’allons plus à Paris ?
— Si, dit Philippe, nous y allons tout de même, Presidente. Mon amie a décidé de rentrer par le train, moi je continuerai avec vous par la route. On ne va rien changer à ce qui a été décidé. Rien, Presidente ! À moins que vous ne vouliez plus ?
— Pourquoi ne voudrais-je plus ? soupira Giuseppe.
Il alluma une cigarette. L’allumette de carton acheva de se consumer dans le sable.
— Vous avez de la peine, Signor ?
Sirella retint son souffle.
— Je devrais, répondit le jeune homme ; mais je n’en ai pas.
Ferrari ramassa ce qui restait de son illustré.
— Rentrons, Sirella !
Docile, elle se leva et suivit son père vers la ville. Philippe les regarda partir sur le fond de ciel pourpre. Maintenant la plage était morte, il ne restait plus que le plagiste, lui-même, et le cadavre de Lina. La mer reprenait sa souveraineté. Elle avait foncé et ses vagues s’étaient faites plus hostiles. Philippe fit signe au plagiste.
— J’ai réfléchi, lui dit-il, je garde la cabine pour la semaine. On peut y laisser ses effets ?
Lorsqu’il retrouva leur chambre, il eut un moment de défaillance et crut qu’il ne serait pas capable de jouer ce jeu plus longtemps. À quoi bon lutter ? Il ne pourrait pas échapper à son sort. Il aurait beau faire, il devrait, dans quelques jours, quelques heures peut-être, se rendre au fameux rendez-vous dont parlait Lina.
C’est alors qu’il réalisa les raisons profondes de son attitude. Il allait refaire sa vie pour la durée incertaine de ce sursis. Il se devait ça. Mieux, il le devait aussi à la mémoire de Lina. Ces mois de tristesse et d’amertume, il se devait de les justifier, et son meurtre involontaire aussi.
Il prit le sac à main de Lina, l’ouvrit et s’empara de l’argent ainsi que des travellers-cheques qu’il contenait.
Après quoi il le glissa dans l’une des valises de Lina. Il se félicitait qu’elle ne les eût pas défaites avant d’aller à la plage ; cela lui épargnait une vilaine corvée.
Il mit les bagages de la maîtresse au milieu de la chambre et son cœur se serra : ces valises de cuir disaient l’absence infinie de Lina avec toute la cruauté des objets.
Philippe sonna le valet de chambre et ordonna qu’on portât les bagages à la gare.
— Vous les ferez déposer à la consigne, dit-il.
Bientôt la chambre fut nette et il se retrouva vraiment seul.
Il mit un complet de soie sauvage bleue, noua une cravate gris perle et descendit. Le service du soir battait son plein dans la salle à manger. Des fiasques de chianti égayaient chaque table.
Tout naturellement il alla à celle des Ferrari. Le père et la fille ne furent qu’à demi surpris en le voyant s’asseoir auprès d’eux.
Ils dînèrent en silence. Giuseppe l’observait à la dérobée pour guetter les signes d’un chagrin chez ce garçon que son irascible maîtresse venait de quitter ; mais Philippe fut calme et presque détendu.
— Pourquoi me regardez-vous sans cesse, Presidente ? demanda-t-il au dessert. Mon nœud de cravate est-il aussi mal fait que votre œil semble l’indiquer ? D’une main, ce n’est pas facile à réaliser, vous savez.
Giuseppe rougit et prit le parti de sourire.
— Je vous admirais, s’excusa-t-il. Vous encaissez très bien les coups durs, Signor.
Ce compliment faucha instantanément le courage de Philippe qui but pour surmonter sa défaillance.
Giuseppe s’était laissé aller sur le chianti, lui aussi. À la fin du repas, il avala deux ou trois verres de grappa et ses pommettes se mirent à briller.
— Je n’ai guère envie de me coucher maintenant, déclara le jeune homme. Si nous allions au cinéma ?
Giuseppe avait horreur du cinéma, de plus il tombait de sommeil.
— Excusez-moi, Signor, je suis un peu las et j’ai grand besoin de dormir.
— Vous me permettez d’emmener Sirella ? sollicita Philippe.
Le Presidente se rembrunit. La requête le choquait.
— Ce ne serait pas correct, Signor. Une jeune fille ne doit pas sortir seule le soir avec un jeune homme.
Philippe haussa les épaules.
— Pardonnez-moi, dit-il. Je ne voyais rien d’incorrect là-dedans.
Il tendit la main à Giuseppe.
— Eh bien ! bonne nuit, Presidente, et vous aussi, Signorina !
Il s’inclina légèrement devant elle et quitta la salle à manger. À travers la cloison vitrée, les Ferrari le virent tourniquer dans le hall de l’hôtel, il semblait désemparé.
Philippe prit un dépliant sur une console de marbre. L’imprimé détaillait les charmes discutables de Pescara « by night ».
Il secoua la tête.
« Le mieux, pensa-t-il, c’est encore d’aller à la police et de leur raconter mon histoire. »
Les flics de Pescara décideraient de sa soirée. Il tortura un moment le dépliant rouge, l’enroulant sur son index pour ensuite le plier en accordéon. Un groom s’approcha de lui, un papier à la main.
— Le bulletin de la consigne, Signor.
— Merci, dit Philippe qui aussitôt évoqua les bagages de Lina dans d’anonymes casiers. Qu’allaient-elles devenir ces valises ? Un jour, couvertes de cachets de cire, elles seraient rapatriées en France où les héritiers de Lina… Elle lui avait parlé d’un frère officier avec qui elle était brouillée.
Il s’approchait déjà de la téléphoniste pour lui demander d’appeler la police, lorsqu’on l’interpella :
— Signor !
Ferrari et sa fille dans le hall. Deux personnages à la Pirandello, pittoresques et secrets.
Le Présidente touchait du bout du doigt la pointe de sa moustache.
— Si vous voulez aller au cinéma avec Sirella, je pense que je peux vous faire confiance.
Philippe faillit refuser avec hauteur, mais ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune fille et il y eut tout à coup, en lui, quelque chose d’heureux.
— Merci ! dit-il.
Sirella embrassa son père et attendit avec la passivité d’une esclave. Son petit « deux-pièces » imprimé avait grand besoin d’un coup de fer car le tissu de mauvaise qualité se fripait.
« Je te mets au défi d’oser lui offrir un verre au Fouquet’s », avait lancé Lina à propos de la jeune Italienne. Effectivement, en se dirigeant vers la sortie en compagnie de Sirella, Philippe éprouvait un vague sentiment de gêne !
Comme ils passaient la porte pivotante, une grosse femme venant de l’extérieur actionna brutalement celle-ci et Philippe reçut un choc violent dans le dos. Il hurla de douleur. Toute la soirée son bras l’avait fait souffrir ; ce coup de boutoir l’achevait. Courbé en avant, il geignait sur le bord du trottoir ; serrant les dents, fermant les yeux pour laisser déferler son mal.
— Il faut aller chez un médecin, dit Sirella.
Il n’eut pas la force de répondre.
— Attendez ! murmura la jeune fille.
Elle rentra dans l’hôtel. De la musique de danse s’échappait d’un établissement voisin. Les sons déchirants d’un saxo avivaient la douleur de Philippe comme du vinaigre sur une plaie.
— Venez, ordonna soudain Sirella, j’ai fait téléphoner à un médecin. Il nous attend.