Il rouvrit les yeux. Il ne l’estimait pas capable de prendre une telle initiative.
— Ce n’est pas loin, ajouta-t-elle, vous pouvez marcher ? Ou dois-je demander à mon père de vous emmener ?
— Non, ça ira.
Il avança, penché en avant, soutenant le membre cassé de son autre bras. Elle ne parlait plus et marchait devant lui, un peu trop vite à son gré. Elle avait hâte de le remettre au praticien.
Le docteur habitait à deux pas de l’hôtel, une maison blanche, étroite, dont la façade s’ornait d’un petit balcon en fer forgé. Sirella sonna et une vieille femme anguleuse les introduisit. L’appartement sentait la cuisine à l’huile. Ils perçurent des bruits de festin, des cris d’enfants et des rires.
La servante les invita à pénétrer directement dans le cabinet du médecin. L’immense portrait peint à l’huile d’un vieillard ressemblant à Victor-Emmanuel II trônait derrière le bureau, fustigeant tout visiteur d’un regard sourcilleux.
Philippe s’assit sur un canapé de cuir, tandis que Sirella demeurait debout devant lui, à le contempler.
— Vous avez très mal ?
— Oui, très.
Il ajouta hypocritement :
— Je suis navré de gâcher votre soirée.
Au lieu de protester, elle se pencha pour examiner le plâtre.
— Votre bras est tout tordu, remarqua la jeune fille.
Il avança lentement la main vers elle et lui saisit le cou. Elle resta un court instant immobile, puis se dégagea sans hâte.
— Pourquoi vous êtes-vous mise à pleurer quand j’ai annoncé sur la plage que mon amie s’était noyée ?
— Parce que je ne vous ai pas cru.
— Comment ça ?
— J’ai pensé que vous l’aviez poussée à l’eau volontairement, chuchota-t-elle en soutenant son regard.
En somme, ce n’était pas la disparition de Lina qui l’avait affectée, mais le crime supposé de Philippe.
— M’aimez-vous ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Je… ne sais pas.
Il ne s’agissait pas d’une dérobade. Elle cherchait seulement à voir clair en elle et ne se hâtait pas de donner un nom aux sentiments confus qui la bouleversaient.
Le médecin entra. Un gros bonhomme aux yeux clairs. Il avait la bouche pleine. Ses cheveux rares et roux collaient à son crâne. Il était en manches de chemise, sans cravate. Il salua ses visiteurs d’un hochement de tête en achevant de mastiquer, puis enfila une blouse blanche qu’il négligea de boutonner.
— Ce monsieur est tombé sur son bras cassé, expliqua Sirella, et il souffre.
Le docteur se pencha sur le bras malade et le pétrit sans ménagement, arrachant des gémissements au blessé.
Son haleine sentait l’oignon. Il s’empara d’énormes pinces à la mâchoire courte et se mit à cisailler le plâtre à grands coups appliqués. Sa force donna confiance à Philippe. Il devina un homme rude mais habile. Le plâtre s’ouvrait comme la coque stratifiée d’un fruit, dévoilant la chair blafarde et molle du bras blessé. Lorsqu’il fut fendu sur toute sa longueur, le médecin l’écarta.
— Tenez-lui la main pour que son bras ne retombe pas ! ordonna-t-il à Sirella.
Elle obéit. Le contact fut à peine perceptible à Philippe. Il sentit trembler la main de Sirella sous la sienne. Le médecin jeta le plâtre dans une corbeille de fer. L’inscription « Sono infelice » restait encore visible. Philippe eut l’impression qu’en changeant de plâtre il allait enfin changer de vie.
— Venez, fit le praticien.
Il donna la lumière dans sa salle de radio et se mit à préparer l’appareil.
— Enlevez-lui sa chemise ! dit le docteur. Je veux lui radiographier également l’épaule.
La jeune fille eut l’air paniquée, mais elle obéit néanmoins et dépouilla Philippe de sa chemise. Le docteur prit plusieurs clichés et sortit en tenant les cadres sous son bras.
— Le temps de développer, fit-il avant de passer la porte, je reviens.
Philippe essaya de trouver une position tolérable sur la table d’auscultation. Sirella s’assit près de lui et ils se mirent à attendre dans la lumière insensible de la salle d’examen.
Philippe fixait la lampe médicale, au réflecteur à facettes. Elle éblouissait ; mais, malgré son intensité, il arrivait à apercevoir Sirella, multipliée à l’infini dans chacune des facettes de l’abat-jour. Cela lui rappela son vertige optique dans la cabine, lorsque Lina lui défendait la sortie et qu’il la voyait en dix exemplaires.
— Sirella, balbutia-t-il, je voudrais que tout ce que j’ai vécu jusqu’à cet instant s’engloutisse et que ma vie commence à partir de maintenant. Je fermerais les yeux et le passé s’effacerait comme les sons sur la bande d’un magnétophone. Et puis je les rouvrirais…
Il avait fermé les yeux en parlant et il les rouvrit.
Elle s’inclina sur lui et mit doucement ses lèvres contre la poitrine nue de Philippe. Ce n’était pas un vrai baiser mais une caresse beaucoup plus chaste et beaucoup plus forte qu’un baiser.
Ils restèrent ainsi, sans bouger, jusqu’au retour du médecin.
CHAPITRE XII
Dans le centre de la ville presque tous les magasins étaient encore ouverts malgré l’heure tardive. Ils s’arrêtèrent devant la façade d’un cinéma.
— On entre ? demanda Philippe sans conviction.
Sirella regardait les affiches bariolées d’une production américaine.
— Ce n’est pas la peine.
Vous préférez vous promener ?
À moins que vous ne soyez fatigué ?
Il désigna d’un hochement de menton son plaître immaculé.
— J’ai l’impression d’être endimanché, maintenant, assura Philippe. Venez…
Ils firent du shopping. Le jeune homme avait horreur de cela lorsqu’il se trouvait au côté de Lina. Mais avec Sirella la chose l’amusait. Il surveillait sa compagne du coin de l’œil, guettant ses réactions. Elle était émerveillée mais non envieuse. Aussi, lorsqu’il lui proposa de lui offrir une toilette, elle fut effarée et l’entraîna rapidement loin de la vitrine tentatrice.
— Pourquoi refusez-vous ? s’étonna Philippe.
— Que dirait mon père !
Il l’embrassa. Elle ferma les yeux et subit son baiser sans toutefois y participer.
— Et vous, Sirella, insista-t-il, que penseriez-vous ?
— Vous n’êtes pas mon mari, répondit-elle.
Il prit une profonde inspiration et demanda d’une voix qui tremblait un peu :
— Et si je le devenais ?
Ils se trouvaient devant un hall de jeux où quelques voyous martyrisaient des billards électriques en poussant des cris…
— Vous savez bien que c’est impossible, répondit la jeune fille.
— Pourquoi ? demanda-t-il rudement.
Elle ne répondit pas et se mit à fixer la tache pourpre de l’enseigne lumineuse. Philippe n’insista pas, et ils poursuivirent leur promenade. Ils s’arrêtèrent devant une bijouterie. Philippe feignit de s’intéresser aux objets de la vitrine. Combien de jours ou d’heures de liberté lui restait-il ? N’était-ce pas braver le sort que d’échafauder, fût-ce sans y croire, des projets d’avenir ?
Il pénétra délibérément dans le magasin, si brusquement que Sirella resta comiquement plantée sur le trottoir.
— Donnez-moi le petit cœur d’or qui est en vitrine ! fit-il.
Le marchand s’empressa.
Philippe ne prêta pas l’oreille aux superlatifs du bonhomme qui vantait le bijou.
— Cent mille lires, Signor ! Ce sont de vrais rubis !
Habituellement, Philippe marchandait pour le sport. Cette fois il paya sans discuter.