— Inutile de l’emballer !
Il prit le cœur et sortit comme un voleur.
— Je ne veux pas ! dit Sirella avant même qu’il ne le lui proposât.
Philippe ouvrit sa main dans la lumière de la devanture. Le cœur se mit à scintiller au creux de sa paume. Elle regarda le bijou et secoua la tête.
— C’est pour vous, fit le jeune homme, un simple souvenir.
— Non !
— Vous n’aurez pas besoin de le montrer à votre père, c’est facile à cacher…
— Je ne le veux pas !
— Je serais tellement heureux que vous conserviez ceci en mémoire de moi !
— Non !
Il fit sauter à plusieurs reprises le cœur dans sa main, puis, d’un geste triste, le jeta dans la rue. Sirella poussa un cri.
— Que faites-vous ?
— Je l’ai acheté pour vous, fit-il. Puisque vous n’en voulez pas, je le jette. Quelqu’un le trouvera et sera ravi.
Il lui prit le bras pour l’entraîner, mais elle se cabra car le marchand qui avait escorté son client jusque sur le pas de la porte observait l’étrange scène avec effarement.
Sirella descendit du trottoir et ramassa le cœur. Deux des rubis s’étaient brisés dans le choc. À la vue de ce bijou neuf et déjà mutilé, elle se mit à sangloter.
Ils s’éloignèrent jusqu’à une obscure venelle où des chats miaulaient d’amour.
— Vous allez le conserver ? demanda timidement Philippe.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Tout à l’heure c’était un cadeau, je ne pouvais pas l’accepter ; maintenant c’est un souvenir.
Elle portait sur la veste de son deux-pièces une méchante broche de bazar. Elle la dégrafa et épingla le cœur à l’intérieur du boléro.
— Il ne vous quittera plus ? implora Philippe.
— Non, jamais plus.
Il l’adossa au mur et l’embrassa de nouveau. Cette fois elle lui rendit son baiser avec une fougue qui compensait sa maladresse.
Ils marchèrent ensuite jusqu’à la mer, d’un pas court et hésitant.
— Je n’ai jamais fréquenté de jeunes filles ! dit-il soudain.
Elle crut qu’il mentait et un léger sourire incrédule flotta sur ses lèvres. Elle avançait en tenant la main plaquée contre sa poitrine à la place où était épinglé le cœur d’or.
— Vous ne me croyez pas ?
Il poursuivit.
— Lorsque j’étais étudiant, je logeais chez une dame d’un certain âge dont le mari était représentant de commerce. Dès le deuxième soir je devins son amant.
Elle rougit. Sans doute était-ce la première fois qu’un homme faisait ce genre de confidences à la chaste Sirella !
Mais il ne se souciait pas de la choquer. Il voulait se raconter. Tout homme, à un certain moment de vie, éprouve le besoin de se mettre au jour.
— Pendant plusieurs années on peut dire que j’ai pratiquement été pour cette femme une sorte de second mari. Après elle, j’ai continué à fréquenter des femmes mûres. Cela jusqu’à ce que je rencontre Lina.
Ils parvenaient devant la grille isolant la plage de la route. La nuit, on la fermait afin de protéger le matériel. Elle donnait un aspect sinistre aux cabines qui avaient l’air d’être les huttes d’un camp de prisonniers.
Philippe appuya son front contre les barreaux et regarda en direction de la mer. Il compta les cabines alignées, cherchant à repérer celle de Lina. Le clair de lune s’étalait à l’infini et l’Adriatique fredonnait un hymne à la nuit.
Il resta là, insensible au froid métallique des barreaux qui envahissait sa tête. La cabine le fascinait. Il n’arrivait pas à croire que Lina reposât à quelques mètres de lui sur le plancher limoneux. Il ne se souvenait plus de la position étrange de son corps.
— Elle est ici, n’est-ce pas ? murmura Sirella.
Philippe se tourna vers elle.
La jeune fille continuait de presser le bijou à travers l’étoffe de son boléro.
— Elle est là ? répéta-t-elle en montrant les cabines.
Il hocha la tête et demanda, sans la regarder.
— Comment le savez-vous ?
— Quand vous êtes entrés dans la cabine tous les deux, je n’ai plus quitté celle-ci des yeux. J’avais peur…
— Et puis ?
— Vous êtes ressorti seul. J’ai continué de regarder. Je sentais que quelque chose venait d’arriver.
— En effet, Sirella, quelque chose était arrivé.
— La dame n’a plus reparu et vous, vous êtes venu nous dire qu’elle vous avait quitté.
Il se remit à regarder les constructions régulières plantées dans le sable blafard.
Il pensait à la pomme de la douche, là-bas, qui devait continuer de goutter et crut même en percevoir le bruit lancinant.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Il s’écarta de la grille et promena son index sur le support tordu.
— Elle m’empêchait de sortir, je me suis jeté sur elle… Mais qui croira jamais qu’il s’agit d’un accident ?
Elle ne répondit pas.
— Même vous, vous ne le croyez pas, insista Philippe.
Elle continua de se taire.
— C’est curieux, fit-il, j’aimerais la revoir.
Il secoua la grille. La serrure la maintenait fermement bloquée. Au bout de la large allée cimentée que bordaient les cabines, on apercevait les parasols repliés, pareils à une forêt brûlée. Ils se dessinaient en noir sur la mer argentée.
— Qu’allez-vous faire ? chuchota Sirella.
— J’ai loué la cabine pour huit jours, afin d’avoir un peu de répit. Mais je devrais prévenir la police.
Il s’attendait à ce qu’elle l’encourageât, et fut surpris de l’entendre déclarer qu’il était trop lard.
— C’était tout de suite que vous deviez vous dénoncer, poursuivit Sirella.
— De toute manière, je ne me fais guère d’illusions.
Elle hocha la tête.
— Demain matin, vous direz à mon père que vous êtes pressé de rentrer.
— Et puis ?
— Vous vous ferez conduire à Florence et là vous prendrez un avion.
— Pour où ? demanda Philippe.
Elle haussa les épaules.
— Ça dépend, vous avez de l’argent ?
— Pas mal.
— Alors pour l’Amérique du Sud. Une fois là-bas, vous ne craindrez plus rien.
Pourquoi n’avait-il pas pensé à cela lui-même ?
Il s’adossa à la grille.
— Non, Sirella. Nous allons continuer notre route vers Paris. Depuis tout à l’heure j’ai recommencé ma vie. Voilà des années que je souhaitais le faire et je ne le pouvais pas. Avec vous, c’est facile. Qu’importe si cette nouvelle existence dure seulement quelques heures ! Ce qui compte, c’est qu’elle soit !
Ils longèrent la grille et marchèrent dans l’ombre des barreaux.
— De jour, dit-il, on ne s’aperçoit pas que la plage est en prison.
Le mot « prison » la fit sursauter. Elle lui coula un long regard désespéré.
— Je ne vous fais pas peur, Sirella ? s’inquiéta Philippe.
Elle secoua négativement la tête.
Ils marchèrent longtemps. L’interminable plage était fractionnée, chaque hôtel de la ville disposait d’une partie plus ou moins large selon son importance. Des palissades de roseaux séparaient les concessions, et cabines et parasols changeaient de couleur d’un établissement à l’autre. Extérieurement pourtant, la même grille isolait la plage de la route.
— Vous la détestiez, n’est-ce pas ? demanda Sirella.
— Non. Mais je ne l’aimais pas. Quelque chose me liait à elle.