— Quoi ?
De brèves mais violentes rafales de vent soufflaient des tourbillons de sable sur la route. Ces tourbillons semblaient se poursuivre. Ils s’évanouissaient tout à coup pour se reconstituer un instant plus tard et se tortiller sous leurs pas comme des serpents tronçonnés.
— Je l’avais connue dans d’étranges conditions. J’étais inspecteur dans une compagnie d’assurances. Son mari est mort bizarrement et, bien que la police eût conclu à un accident, ma compagnie m’avait chargé d’enquêter.
Il se revoyait arrivant au volant de sa 2 CV devant la demeure de Lina. Celle-ci l’avait reçu dans un grand salon tendu de soie prune. Il s’attendait à la trouver prostrée et vêtue de noir, étant donné son récent veuvage, mais elle portait un kimono blanc et vert et fumait du tabac fort.
— De quoi était mort son mari ?
— Asphyxié dans son garage par les gaz d’échappement de leur auto. Ils rentraient d’une soirée bien arrosée. Le mari de Lina buvait beaucoup. Il avait, paraît-il, déposé son épouse devant leur villa avant de conduire la voiture au garage qui se trouvait à l’arrière de la propriété. Une cellule photo-électrique commandait l’ouverture et la fermeture de la porte. Vous savez ce que c’est ?
Elle fit signe que non et il lui expliqua.
— Un rayon lumineux. Lorsqu’on l’interrompt, la porte s’ouvre. Il est rentré dans le garage. La porte s’est refermée. Mais il était ivre mort et s’est endormi à son volant avant de couper le contact. Ç’a été la version de la police. C’est le coup des cellules photo-électriques qui a accrédité cette thèse. Pendant qu’il respirait les gaz nocifs, Lina se déshabillait et se mettait au lit. Ils faisaient chambre à part, cela aussi a confirmé la version de l’accident. Il était normal dans ces conditions qu’elle ne s’aperçoive pas de l’absence de son époux. Le lendemain matin, le jardinier l’a trouvé. Le moteur tournait toujours et le garage était bourré de gaz.
Ils marchaient toujours, l’ombre régulière des barreaux finissait par leur donner le vertige.
— Et ce n’était pas un accident ? demanda Sirella.
Il ne répondit pas tout de suite.
Le destin avait voulu qu’on le chargeât de cette enquête. Au premier regard, il avait été conquis par Lina. Elle le surveillait derrière la fumée de sa cigarette, de son œil infaillible, et c’était lui qui s’était senti embarrassé.
— Je ne l’ai jamais su, finit par répondre Philippe. Et pourtant…
Chose incroyable, depuis un instant ils avaient presque oublié le drame et le cadavre de Lina, si proche, si menaçant.
— Oui ?
— Leur auto était une Mercédès. Il y a un vide-poches à chacune des portes avant. J’ai retrouvé dans celui de gauche, c’est-à-dire celui du conducteur, les boucles d’oreilles que Lina portait ce soir-là.
— Ça signifiait quoi ? demanda Sirella.
— Les boucles en question la blessaient et il était normal qu’elle les ôtât sitôt sortie de chez leurs amis.
— Et alors ?
— Puisque les boucles se trouvaient dans le vide-poches gauche, cela laissait entendre quelle conduisait, non ?
Sirella eut un haut-le-corps.
— D’autant, poursuivit Philippe, que selon les témoignages son mari était terriblement saoul en partant.
— Vous pensez donc quelle conduisait, qu’il s’est endormi et qu’elle l’a abandonné dans le garage en laissant tourner la voiture ?
— Oui.
— Vous n’avez pas parlé de ces boucles à la dame ?
Elle continuait d’appeler Lina la dame, avec un certain respect.
— Si, dit Philippe.
— Que vous a-t-elle répondu ?
— Qu’une fois dans l’auto, elle les avait enlevées et tendues à son mari pour qu’il les range. Cela paraissait invraisemblable, d’abord parce qu’il conduisait, selon Lina, et surtout parce qu’elle disposait elle-même de trois possibilités de rangement : le vide-poches de droite, la boîte à gants et son sac à main.
— Vous l’avez crue ?
— Non.
— Alors vous avez poursuivi votre enquête ?
— Bien sûr, mais je n’ai rien recueilli d’autre. L’histoire des boucles constituait un indice trop fragile pour l’accuser. Et puis…
— Vous êtes tombé amoureux d’elle ?
— Au début, je pense qu’elle m’a fait du charme pour m’annihiler ; oh ! avec un maximum de discrétion. Et puis elle s’est prise à son propre jeu et, sans fatuité, je crois pouvoir dire qu’elle était beaucoup plus amoureuse de moi que je ne l’étais d’elle.
— Elle connaissait vos doutes à propos de la mort du mari ?
— Sûrement. Nous n’en avons jamais parlé.
Sirella écarquilla les yeux.
— Jamais ! dit-elle.
— Jamais, affirma Philippe. Cette chose était entre nous comme un lien. Ce secret était notre enfant, vous comprenez cela ? Peut-être était-elle innocente après tout ? C’est même probable, car les policiers ne sont pas des enfants ; mais il y a toujours eu cette arrière-pensée au-dessus de nos relations, comme une ombre inquiétante qui fait peur et donne à ceux qu’elle menace le besoin de s’unir plus étroitement. Si Lina était innocente, elle a su cultiver mon doute jusqu’au bout parce qu’elle estimait qu’elle pouvait me tenir en laisse grâce à lui.
Sirella s’assit sur le muret de la grille et posa l’un de ses souliers pour le débarrasser du sable qui s’y était glissé. Il regarda ses jambes croisées et fut troublé.
— Maintenant quelle est morte, vous la croyez toujours coupable ? demanda-t-elle.
Il prit place auprès d’elle sur le rebord de ciment.
— Je ne me pose plus la question, Sirella. Elle est sans importance désormais.
Des bribes de musique leur arrivaient de la ville. Un couple étroitement enlacé passa non loin d’eux avant de s’abîmer dans l’ombre.
— C’est curieux, murmura Philippe, lorsqu’on vient de franchir un instant aussi capital, on a brusquement la certitude que tout ce qui a précédé n’avait pour but que de le préparer. Mes angoisses, mon désir de suicide, mes accès de haine, tout cela me guidait vers cette conclusion. Cette fois, je suis apaisé et disponible. Je finirai par comprendre ce mystère. Il le faut !
Ils se dressèrent d’un commun accord et revinrent sur leurs pas.
— Vous croyez que le garçon de cabine ne pénétrera pas dans la vôtre avant huit jours ? demanda Sirella.
Il ne sut que répondre. Même si le plagiste n’entrait pas avant la fin de cette location, dans un jour, dans deux au plus, avec ce soleil impitoyable, l’odeur donnerait l’alerte.
Cet aspect de la question lui fut désagréable ; il s’en montra choqué.
Ils atteignirent la plage de leur hôtel et, comme au début de son étrange pèlerinage nocturne, il se planta contre la grille, plongeant sa tête en feu dans le froid étau des barreaux.
— Tout à l’heure, vous avez dit que vous aimeriez la revoir, rappela Sirella ; et je suis sûre que sans cette grille vous seriez retourné à la cabine.
— C’est vrai.
Elle se rapprocha de lui, pressant son flanc contre le flanc de Philippe en un mouvement craintif.
— Je voudrais partir avec vous, fit-elle.
Philippe lui prit la main.
— Merci !
— Pendant cette promenade j’ai beaucoup réfléchi, Signor.
— Je m’appelle Philippe, protesta doucement le jeune homme.
— Je n’oserais jamais, soupira Sirella.
Il arracha son visage à l’étreinte des barreaux pour la regarder de très près, son nez touchant le sien.
— Vous voulez partir avec moi et vous n’osez pas m’appeler par mon prénom !