— Qu’est-ce que cela change ?
Il dut convenir qu’en effet c’était sans importance.
— Vous disiez que vous aviez beaucoup réfléchi, Sirella ?
— Je crois que sans moi cela ne serait sans doute jamais arrivé.
Comme il esquissait un geste de protestation, elle se hâta de continuer :
— Je ne veux pas dire que vous ayez agi à cause de moi, oh non ! mais ma présence a achevé de briser votre liaison. Si Dieu l’a permis, c’est qu’il veut que je vous aide.
— Laissez Dieu tranquille, grommela Philippe.
Elle n’insista pas et ils reprirent le chemin de l’hôtel. Le jeune homme sentait peser sur lui l’énorme poids de la fatalité. Il abandonnait la plage et la macabre cabine un peu comme on poste un message chargé de bouleverser son destin.
Ils n’osaient plus joindre leurs mains ni se parler. Depuis leur promenade le long de la grille, ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre les intimidait. N’était-ce pas une espèce de sacrilège que de s’aimer après ces terribles confidences ?
CHAPITRE XIII
Il entendit du bruit dans le couloir et se dressa sur son séant, le cœur battant à folle allure. Il venait d’être réveillé en sursaut, et il avait eu peur instantanément.
« On vient m’arrêter ! » se dit-il.
Il retint son souffle et écouta. Il fut à peine rassuré en réalisant qu’il s’agissait d’un simple départ de voyageurs. Le garçon d’étage, trop lesté de bagages, avait heurté sa porte en passant. Le bruit décrût, et le déclic de l’ascenseur proche de sa chambre fit entendre son ronronnement de mécanique bien réglée.
Philippe continua d’avoir peur. Cette fausse alerte lui donnait la notion exacte du danger encouru.
Il se leva et fut effrayé à la pensée de devoir s’habiller seul. Depuis l’accident, Lina l’aidait chaque matin à faire sa toilette et à passer ses vêtements. Ce jour-là, ces gestes quotidiens lui parurent infaisables.
C’est alors qu’il avisa une feuille de papier sur la moquette. On l’avait glissée sous la porte en la propulsant de telle façon qu’elle avait traversé toute la pièce. Il la ramassa. Il lut, écrit d’une écriture ronde et élaborée : « Il faut lutter, lutter, lutter ! » C’était signé Sirella. Le message engourdit son angoisse et lui donna le courage nécessaire pour affronter cette périlleuse journée. Il s’assit devant la fenêtre ouverte. Le jour se levait à peine. Au-dessus de la mer, le ciel était d’un rouge brûlant avec de minces déchirures bleues.
Philippe respira la pure et frêle odeur de ce matin italien. Il était nu et le plâtre de son bras lui raclait la peau. Son épaule gauche lui parut morte. Peut-être le médecin avait-il trop serré les bandes.
Il réfléchit longuement. Rien n’avait bougé depuis la veille. Son univers stagnait comme ses pensées. Celui qui danse à l’extrémité du plongeoir peut encore renoncer à la chute. Philippe, depuis la veille, dansait au bout d’une planche flexible, prêt à plonger dans l’irréparable.
Lui était-il possible de freiner et de marcher à reculons sur la planche vibrante ?
« Il faut lutter, lutter, lutter ! »
Qu’entendait-elle par là ?
Il s’arracha à la mollesse du fauteuil et se vêtit laborieusement. Il ferait sa toilette plus tard.
Un instant après, sans avoir pris de petit déjeuner, il gagnait la plage.
Cette fois la grille était ouverte. Le plagiste au maillot rayé lavait au balai-brosse l’allée de ciment.
Tout paraissait tranquille et rassurant. Il faisait doux et la mer semblait neuve.
— Vous êtes matinal, Signor, lui lança le Popeye italien.
— Avec mon bras cassé, je dors très mal !
Il marcha directement à la cabine 13. Le numéro le fit sourire. Combien d’êtres auraient vu là le signe de la fatalité ! Il ouvrit la porte d’une main qui ne tremblait pas. Il était plein d’un louche courage, mais il n’en eut pratiquement pas besoin car la vue du cadavre le laissa froid. Cela venait de ce que Lina était en maillot de bain. Elle n’avait pas l’air d’une vraie morte. Aucune majesté ! Tout était simple…
Il l’enjamba et, en prenant appui sur sa jambe gauche, il sentit fléchir une latte du plancher. Une bouffée de chaleur lui monta au visage.
L’idée folle qui la provoquait le galvanisa.
Il s’agenouilla sur le sol et passa une main entre deux lattes du plancher à claire-voie, s’arc-boutant il tira sur l’une d’elles et la sentit céder à sa traction. Le bois, sans être vermoulu, avait été amolli par les ruissellements répétés. La latte lui resta dans la main. Il se pencha sur l’orifice ainsi pratiqué et aperçut le sol sableux, trente centimètres plus bas. Il introduisit le bras et gratta la terre humide avec les ongles. Ses doigts fouisseurs s’enfoncèrent sans mal dans la terre. Il insista, redoutant de trouver très vite le sol dur, mais sa main, son poignet et son avant-bras disparurent sans qu’il eût atteint la couche solide. Il se redressa et considéra sa main pleine de terre. S’il parvenait à inhumer Lina sous la cabine, des mois, des années peut-être pouvaient s’écouler avant qu’on retrouvât ses restes.
Il regarda le cœur de lumière découpé dans la porte et qui se projetait sur la cloison de la douche, l’ouverture lui fit songer à son cadeau de la veille. Il revoyait ce geste naïf et passionné de Sirella, pressant le bijou à travers l’étoffe de son boléro.
Philippe évalua l’importance du travail à accomplir et dressa mentalement une liste des objets nécessaires à son exécution. Il lui fallait une pelle pour fouiller le sol, une grande toile sur laquelle il déposerait la terre retirée du trou et un vaste sac de plage pour évacuer celle-ci.
Ensuite il coucherait Lina dans le trou et la recouvrirait de chaux vive…
La chaux vive était une invention d’auteurs de romans policiers. En fait, empêchait-elle la puanteur de se produire ?
Il espéra de toutes ses forces que oui et décida d’étaler sa toile imperméabilisée sur le tout, avant de recombler la fosse. La saison touchait à sa fin. Bientôt la plage serait déserte. L’hiver passerait et, au prochain été, que resterait-il sous ce plancher, sinon de vagues ossements peu identifiables ? Tellement de gens avaient usé de cette cabine ! Comment pourrai-t-on découvrir qui gisait là ? De toute façon, il prendrait ses précautions. Il irait sous d’autres cieux avec Sirella.
Lutter ! Lutter ! Lutter ! Par trois fois elle avait lancé cette exhortation.
Il entrouvrit la porte, constata que la voie était libre et ressortit après avoir donné un tour de clé. Le plagiste se trouvait maintenant sur la plage et faisait éclore les parasols rouges.
Comme il passait la grille, il avisa Sirella, assise sur le muret. Philippe se figea.
— Je savais que vous viendriez, murmura-t-elle.
Elle attendit un peu et demanda d’une petite voix honteuse :
— Alors ?
— Je crois que je suis un peu fou, dit Philippe.
Et il lui fit part de son projet. Tout en parlant, le jeune homme songeait que, dans la vie, toutes les audaces sont possibles. Était-ce concevable qu’il racontât à cette pudique et innocente jeune fille des choses aussi effroyables ? Était-ce possible quelle les écoutât gravement, en hochant la tête pour marquer son approbation ? Il la revit sur le port de Gallipoli, près de son panier de noix de coco. À cet instant, elle était encore une adolescente farouche qu’un regard d’homme effrayait. Mais en trois jours elle était devenue une fille hardie, prête à prendre tous les risques et à faire taire sa conscience.