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« C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace. »

Rendez-vous avec qui, bon Dieu ? Avec le mari qu’elle avait peut-être tué ?

Ou bien rendez-vous avec une justice dont, par faiblesse et par amour, il avait aidé à détourner le cours ?

Lina était un être solide. Elle n’avait jamais eu peur que de l’âge. Or Philippe lui avait épargné le malheur de devenir vieille.

CHAPITRE XIV

— Pourquoi tu charries de la terre dans ton sac ?

Philippe ne se retourna pas tout de suite. Assommé par la question, il prit le temps de dominer son intense panique. Lorsqu’il tourna la tête, une de ses vertèbres craqua avec un bruit de branchage brisé et une douleur rapide ruissela le long de son cou.

Un gamin de sept ou huit ans se tenait debout devant lui, avec un énorme canard pneumatique autour de la taille. Le canard avait l’œil étonné et un bec en forme de tuile. Il était tellement comique que, malgré la gravité du moment, Philippe en fut amusé intérieurement.

— Hein, pourquoi tu charries de la terre ? insista le gosse, un bel enfant doré aux cheveux frisottés.

Philippe chercha désespérément une explication valable et n’en trouva pas. S’il avait été interpellé par une grande personne, sans doute s’en serait-il mieux sorti, mais le regard curieux et candide de l’enfant l’intimidait. Le gamin représentait la conscience du monde, et peut-être aussi celle de Philippe.

— Elle était dans mon sac, bredouilla le jeune homme, alors je la vide.

— Qui c’est qui t’a mis de la terre dans ton sac ?

— Je ne sais pas, c’est sûrement une farce !

— Tu as un petit garçon ?

— Non.

— Alors qui c’est qui te fait des farces ?

Philippe haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Il s’appelle comment, ton canard ?

— Il n’a pas de nom, déclara l’enfant, c’est pas un vrai, c’est juste un canard pour nager.

— Il est joli.

Philippe se redressa en ahanant.

— Qu’est-ce que tu as au bras ? questionna son jeune interlocuteur.

— Je me le suis cassé.

— En tombant de cheval ?

— Non, dans un accident d’auto.

— Et ça t’a fait mal ?

— Oui. Pourquoi ne joues-tu pas ?

— J’ai déjà joué, répondit le gosse.

— Recommence !

— Avec toi ?

Philippe eut envie de le gifler.

— Non, moi, je ne peux pas jouer puisque j’ai le bras cassé. Tu devrais te baigner, l’eau est bonne.

Il s’éloigna à grands pas sans oser se retourner. Avant de passer le seuil de sa cabine il risqua pourtant un œil en direction de la plage et vit le petit qui le suivait des yeux. Le canard penchait le cou et son immense œil blanc ponctué d’un trait noir pareil à un point d’exclamation paraissait plus inquisiteur que le regard indécis de l’enfant.

Philippe s’assit au bord de la fosse. Il venait d’effectuer une dizaine de voyages, en variant chaque fois sa direction, et le trou commençait à prendre forme. Encore autant de terre à disperser et l’inhumation de Lina deviendrait alors possible. Pour l’instant, elle reposait au fond de la cabine, sous la bâche et seules ses longues jambes nues étaient visibles. Philippe avait de plus en plus de difficulté pour descendre dans le trou et surtout pour s’en extraire. Il devait se mettre sur le côté et se laisser glisser en prenant garde de ne pas accrocher son support métallique.

Cette sale besogne ne le rebutait pas. Il avait une telle hâte d’en finir qu’il n’offrait plus de prise à l’horreur.

Il se remit à pelleter furieusement. Une vraie fuite de termite essayant, en fouissant, de se mettre hors d’atteinte !

Le sang bouillonnait dans ses oreilles comme l’eau dans une marmite. Il finissait par oublier où il se trouvait et ce qu’il faisait dans cette mince construction de bois en compagnie d’une morte.

Lorsque son nouveau tas de terre fut érigé dans l’espace disponible, il s’arrêta, la poitrine en feu. La sueur l’aveuglait.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda le gamin de la plage.

Philippe leva les yeux en direction du cœur percé dans la porte et découvrit la frimousse bronzée de l’enfant.

Il ne sut pas comment il avait pu jaillir de la fosse avec une telle facilité alors que les fois précédentes il devait se livrer à mille contorsions pour y parvenir. Sans doute prit-il appui sur son bras cassé. Il arracha à demi la targette de la porte dans sa hâte d’ouvrir et se trouva nez à nez avec le gosse juché sur la chaise de bois de la véranda.

— Qui t’a permis ? Tu veux une calotte ?

Le sourire du petit s’éteignit.

— Je t’ai appelé, pourquoi tu m’ouvrais pas ?

— Je n’ai pas entendu avec ce tintamarre !

Son poste de radio jouait à plein régime une musique orientale.

Il regarda intensément le gamin, se demandant s’il avait vu les jambes de Lina.

— Il y a longtemps que tu es là ?

— T’as perdu quelque chose, déclara le gosse.

— Quoi ?

— Ça ! C’était dans la terre que tu as sortie de ton sac.

Il tendit fièrement à Philippe un vieux portemine tout terreux qui avait dû glisser bien des mois auparavant entre les lattes du parquet.

— Espèce de petit con de Rital ! aboya Philippe.

L’enfant lui souriait.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— C’est du français. Je te remercie… Tiens !

Il prit de la monnaie dans sa poche et la lui tendit. Ravi, l’enfant s’en empara.

— Tu fais un trou dans ta cabine ?

— Je cherche une bague que j’ai laissée tomber entre les planches.

— Une bague comment ?

Philippe crut devenir fou.

— Fiche-moi le camp !

— Tu veux que je t’aide à la trouver ? s’obstina le bambin.

Ce fut plus fort que lui : il le gifla. Ce n’était pas un soufflet mais une vraie torgnole.

Le gosse tomba de la chaise et se mit à pleurer. Affolé, Philippe se précipita pour le relever. Le gamin hurlait. Il saignait du nez et la vue de son sang l’affolait jusqu’à la crise de nerfs.

— Ce n’est rien, mon petit lapin, rien du tout, il ne fallait pas monter sur cette vilaine chaise, tu vois…

Mais l’enfant ne l’écoutait plus.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demanda le plagiste qui arrivait, alerté par les cris.

— Il est monté sur la chaise pour regarder par le trou de la porte et il est tombé.

Le vieux garçon de cabine haussa les épaules.

— Quand ils crient, c’est que ça n’est pas grave. Il faudrait lui essuyer le nez avec une serviette mouillée.

— Oui, fit le jeune homme sans réaliser, oui, il faudrait.

Il pensait que le plagiste allait s’occuper du gosse, mais le bonhomme attendait lui aussi l’intervention de Philippe.

— Vous n’avez pas une serviette ? finit-il par demander d’un ton de reproche.

— Oh ! bien sûr ! dit Philippe.

Il se coula dans la cabine sans trop savoir ce qu’il faisait et prit une serviette sur la tablette de bois. Il la tendit au plagiste qui se mit à torcher maladroitement l’hémorragie nasale du gamin.

— C’est votre gosse ? demanda le sosie de Mathurin Popeye.

— Pas du tout, je ne le connais pas.

— Vous ne pourriez pas mouiller la serviette ?