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— C’est fait ? demanda-t-elle violemment.

Il secoua la tête.

— J’ai eu un tas d’embêtements. Je finirai tantôt.

Elle se sentit malade de déception.

— Mon père a des doutes, dit-elle.

— À notre sujet ?

— Non, à propos du départ de la dame ! Il se met à le trouver bizarre. Je ne sais pas où il est allé mais il s’est précipité dans l’hôtel au beau milieu d’une phrase.

Philippe regarda ses ongles terreux avec répulsion.

— Il est en train de demander si on a revu Lina à l’hôtel entre son retour supposé de la plage et son soi-disant départ, assura-t-il.

Il était amer et fataliste.

— J’ai l’impression de courir dans du coton, murmura Philippe. Le destin me rattrape. J’ai beau m’escrimer, tenter de détourner le cours des événements, ils sont plus forts que moi.

— Je vais vous dire, déclara Sirella, vous n’avez pas envie de lutter.

— Si je n’avais pas envie de lutter, aurais-je entrepris cette chose insensée ?

— Vous n’avez pas envie d’aller jusqu’au bout. En ce moment, vous vous demandez si vous terminerez ce que vous avez à faire dans la cabine !

Il lui jeta un œil surpris. Il était peiné, mais il admettait qu’elle voyait juste.

— On dirait que vous me méprisez un peu, in ni pas à cause de ce que j’ai fait, mais parce que je ne me suis pas acharné à dissimuler mon acte.

Elle rougit.

— Vous avez une volonté de fer, poursuivit-il. Vous ressemblez à une petite fille, et vous avez l’énergie de ces jeunes révolutionnaires qui allaient semer des bombes sous les roues des carrosses !

— Je veux que vous soyez heureux, murmura-t-elle.

Elle eut instantanément les yeux brillants de larmes. Elle pensait au vieux plâtre, chez le médecin de la veille. Un plâtre sur lequel on pouvait encore deviner, écrit au vin rouge, ces deux mots qui contenaient à la fois un aveu et une abdication : « Sono infelice. »

— Il y a bien d’autres termes pour dire qu’on est malheureux en italien, ajouta Sirella.

— C’est tout de même beau que nous nous soyons rencontrés, dit Philippe.

— Oui, c’est très beau.

— J’aurais aimé vous connaître à l’époque où vous alliez en classe, Sirella.

Il l’imagina. Ce lui fut facile. Elle n’avait pas dû changer beaucoup depuis ce temps-là. Embellir, ça sûrement. Il devinait le genre de métamorphose qui avait pu s’opérer deux ou trois années plus tôt. Une autre image succéda à celle de Sirella écolière : celle de Lina. Lina enfant. Elle ne lui avait jamais parlé de sa prime jeunesse. Il savait seulement qu’elle était née dans une petite rue des Buttes-Chaumont et il eut envie d’aller y musarder, de contempler les boutiques qui, dans ce quartier, résistaient mieux contre l’assaut du formica et du néon et de suivre les étroits trottoirs afin de mettre, au hasard, ses pieds dans les pas de la morte.

Pourquoi Lina ?

La Lina de la cabine ne le touchait pas, le laissait monstrueusement indifférent ; par contre, il s’ouvrait à une autre Lina qu’il n’avait jamais connue ni eu envie de connaître. Une Lina sans rapport avec celle qui se maquillait longuement devant des coiffeuses de palace et qui cherchait désespérément à lire son âge dans les yeux de son amant.

— Je voudrais vous parler, Signor !

Le Presidente ne savait pas être grave pour de bon. Quelque chose continuait de friser au coin de son œil. Il adoptait cet air recueilli des pères formulant une demande en mariage alors que tout est déjà convenu.

Philippe entra dans le jeu.

— Mais comment donc !

Ils s’éloignèrent de Sirella et allèrent s’asseoir sur la balustrade bordant le jardin.

— Signor, je ne vous cacherai pas que je suis inquiet au sujet de la dame.

— Allons donc ! plaisanta Philippe.

— On ne l’a pas revue à l’hôtel depuis qu’elle partit pour la plage hier après-midi. Et l’on me dit que vous avez fait porter ses bagages à la gare.

Une seule attitude était permise. Philippe l’adopta. Il se croisa les bras et demanda :

— Où voulez-vous en venir, Presidente ?

Giuseppe cilla et se racla la gorge.

— Je suis inquiet, bafouilla le brave homme.

— C’est-à-dire ?

— Je trouve curieux qu’après votre dispute dans la cabine on n’ait pas revu la dame !

— Vous vous imaginez que je l’ai tuée ?

Ferrari eut un geste affolé.

— Oh ! Signor, ne me faites pas dire…

— Mais si, explosa Philippe, justement je veux vous faire dire ce que vous ruminez. Vous interrogez les gens de l’hôtel et vous m’assaillez de sous-entendus, je préférerais que vous me disiez le fond de votre pensée !

Le Presidente respira profondément.

— Vous nous annoncez qu’elle s’est noyée et elle arrive en vous regardant comme si vous étiez la Mort en personne, Signor. Elle vous entraîne dans votre cabine. Au bout d’un moment vous nous annoncez qu’à la suite d’une fâcherie elle a décidé de prendre le train. La dame n’est pas revenue à l’hôtel et vous avez fait porter ses bagages à la consigne ?

— Exact.

Le Presidente jouait les enquêteurs avec beaucoup d’autorité.

— Le bulletin de consigne vous a été remis à vous, n’est-ce pas ?

Philippe se vit perdu.

— Toujours exact, Presidente, après ?

— Donc la dame n’a pas pu récupérer ses bagages.

Quand il avait foncé sur le mur, malgré sa détermination, Philippe avait eu, au suprême instant, un élan de refus intégral. Il éprouva quelque chose d’identique à cette minute. Le regard perçant du Presidente n’avait rien de tendre. Il contenait toute la réprobation d’une honnêteté en révolte.

— Hier soir, je suis allé à la gare retirer les bagages et mettre Lina au train.

Il bluffait, dans un dernier sursaut d’autodéfense.

— Hier soir vous êtes sorti avec Sirella ! objecta Ferrari.

— Mais je l’ai quittée un instant pour aller à la gare !

L’œil de Giuseppe cilla. Il ne demandait qu’à être rassuré.

— D’ailleurs elle va vous le dire elle-même, dit vivement Philippe, surpris agréablement par la facilité de sa victoire.

— Sirella ! appela-t-il.

Elle s’approcha, pâle et rigide, avec les yeux grands ouverts.

— N’est-ce pas que je vous ai quittée un quart d’heure dans la soirée d’hier ?

Elle n’hésita pas et fit un geste affirmatif.

— Excusez-moi, soupira le Presidente.

— Vous me soupçonniez de quoi ? demanda Philippe.

Le bonhomme secoua la tête. Il éleva la main à la hauteur de sa moustache rutilante, mais s’abstint de la toucher.

— Je ne le sais pas au juste, Signor. Vos relations avec la dame paraissaient si bizarres ! On sentait en vous regardant vivre que cela pouvait très mal finir.

— Depuis quand éprouviez-vous cette impression ?

Le Presidente hésita.

— Depuis le premier jour, je crois bien. Vous ne sembliez pas heureux ensemble.

— Pas heureux, murmura Philippe.

Ce mot, dit par le Presidente, prenait un aspect plus redoutable que lorsqu’il l’utilisait lui-même. Il se tourna vers Sirella. Il la trouva plus jeune que d’ordinaire et eut honte de la mêler à ce crime stupide. Mais il refaisait sa vie, vaille que vaille, en trébuchant, en faisant bien des faux pas. Il irait jusqu’au bout de la route.

— Vous prenez un verre, Presidente, ça chassera vos idées biscornues ?

Ferrari cligna de l’œil.