Philippe renifla fortement, pour attiser son inquiétude. L’odeur siégeait… elle seulement dans son nez, ou bien existait-elle encore dans la cabine ?
C’était la tache de sang sur la clé de Barbe-Bleue.
Que faire ? Acheter un produit désodorisant ? Son effet serait de bien courte durée. Il hésita, reniflant toujours pour bien se pénétrer de l’évidence de l’odeur. Alors il eut une idée et quitta la plage à grandes enjambées, en balançant son sac de plage du bout de l’index.
Au lieu de gagner son hôtel, il prit le chemin des faubourgs. Les maisons devinrent pauvres et les rues plus populeuses. Les cafés, aux portes munies de rideaux de perles, étaient pleins d’hommes gesticulants. Des gosses sales jouaient sur les trottoirs étroits. Cette partie de la ville sentait l’essence et la friture.
Philippe musarda un bon moment, sans trouver ce qu’il cherchait. Il quitta les voies fréquentées pour s’engager dans des ruelles vides, pleines d’ombres et de silences. Il cherchait une odeur. Cette pensée le fit sourire. Curieuse chasse en vérité. Il errait lentement, avec circonspection. Il procédait bel et bien à une espèce de battue. Il s’arrêtait parfois devant un tas d’immondices, le fouillait du pied pour l’explorer avec l’œil sagace d’un clochard. Il lui fallait trouver une odeur de décomposition animale. Les épluchures de légumes, les pastèques gâtées ne pouvaient convenir. Philippe allait toujours, humant prudemment les remugles du quartier misérable. Il atteignit les berges de la Pescara. Un maigre ruisseau aux eaux fangeuses s’y jetait quelques mètres plus haut.
Ce ruisseau était en fait un égout. Il roulait la misère d’une humanité sous-développée en un flot lent et grisâtre.
À l’approche de Philippe, quelques gros rats se jetèrent dans la rivière. La vue de ces animaux frappa Philippe. Il comprit que ce qu’il cherchait était là, sous une forme vivante, et qu’il fallait le tuer.
Il ramassa sur la berge galeuse des morceaux de ferraille rouillée dont il bourra la poche de son pantalon ; puis il s’embusqua à l’embouchure de l’égout, derrière une carcasse de voiture et attendit. Au bout d’un instant, les gros rats réapparurent.
Ils glissaient en louvoyant, comme des rabots sur des planches. Ils étaient trois, énormes et répugnants, avec de longues queues noires hérissées de poils. Lorsqu’ils s’immobilisèrent, Philippe visa le plus gros et lança sur lui, de toutes ses forces, l’énorme boulon qu’il serrait dans sa main. Sa détente fut telle qu’il ressentit une vive douleur à son bras cassé. Mais l’ardeur de la chasse lui fit oublier sa souffrance. Le boulon avait atteint le rat au ventre. L’animal fuyait maintenant en poussant des cris aigus. Philippe prit un second projectile et se mit à courir sur les traces du rat blessé. Les deux autres rongeurs avaient disparu dans l’eau fangeuse. Le garçon lança le morceau de fer. Il manqua sa proie, mais, par un curieux phénomène de ricochet, le bout de métal faucha les pattes du malheureux rat qui se coucha sur le flanc en couinant de plus belle.
Philippe courut à lui et fit la grimace en constatant que l’animal avait le ventre ouvert et qu’il perdait ses entrailles. Il l’acheva d’un coup de talon, puis, le saisissant par la queue, il l’enfouit dans le sac de plage.
Comme il rebroussait chemin, il avisa un vieux loqueteux, à la trogne violacée, qui le regardait d’un air ahuri.
— C’est pour mon chat, lui dit Philippe.
L’autre fronça son gros nez strié de veines bleues.
— Je peux vous en avoir d’autres, proposa-t-il.
Philippe lui donna une pièce de cinq cents lires et s’éloigna.
De retour à la cabine, il eut l’impression que l’odeur s’estompait. Il hésita à donner suite à son projet, mais la mort du rat ne devait pas être gratuite. Il arracha une latte de bois du plancher pour glisser le rat par l’ouverture. Dans quelques jours, l’odeur deviendrait insupportable. On déclouerait le plancher, on trouverait la charogne et on lui attribuerait la puanteur. On éviterait sans doute alors de relouer la cabine en cette fin de saison.
Et puis l’hiver passerait…
CHAPITRE XVII
Le Presidente et sa fille étaient prêts et l’attendaient déjà sur la terrasse. Sirella avait dû donner des apaisements à Ferrari à propos de l’étrange départ de « la dame » car Giuseppe paraissait de bonne humeur.
— On part toujours ce soir, Signor ?
— Toujours, fit le jeune homme. Le temps de boucler ma valise et de régler la note.
Il répondit au regard angoissé de Sirella par un battement de cils rassurant.
Une heure plus tard, ils prirent la route d’Ancône. Juste au moment où le taxi allait quitter la ville, Philippe aperçut un magasin de disques. Il ordonna au Presidente de s’arrêter et entra dans la boutique pour y acheter l’Adagio d’Albinoni.
— Vous voulez bien me passer cela sur votre phono ? demanda-t-il à Sirella.
Elle obéit tandis que le Presidente redémarrait en souplesse pour ne pas faire dérailler le bras de l’instrument.
Lina se prenait la tête à deux mains, ses cheveux blonds pendaient sur son front. Elle ne rêvassait pas, il en était à peu près sûr, non : elle évoquait. Quelles images de quel confus passé défilaient alors dans son esprit ?
— Che bella musica ! fit le Presidente.
Mais il préférait « O Sole mio ».
Sirella se retourna pour regarder leur passager. L’achat de ce disque l’intriguait. Philippe était si déconcertant, si inattendu. Elle l’aimait ardemment, avec un fanatisme de disciple.
Le jeune homme passa son poignet libre dans le vieil accoudoir élimé qui brimbalait contre la portière.
Il sourit à Sirella. Mais il se revoyait dans le grand salon de l’avenue Paul-Doumer, avec les meubles Boulle aux incrustations somptueuses et le feu de boulets dans la cheminée de marbre.
Lina se lovait chaque fois dans le même fauteuil pour écouter des disques. Et Philippe, que faisait-il dans ces moments-là ? Il crut se voir, allongé sur la moquette, un verre de whisky posé devant lui. Il regardait fondre le glaçon à la chaleur du feu et se laissait cuire doucement. Il aimait les dimanches de claustration, immobiles et suavement tristes comme des dimanches anglais. Parfois il regardait par la croisée l’avenue déserte. Ces jours-là ils s’embaumaient tous deux dans leur intimité. Alcool, musique.
« Tu permets que je remette l’Adagio, Phil ? »
Elle n’attendait pas son consentement, comme toujours.
Et maintenant Lina gisait sous une cabine de plage en compagnie d’une bête crevée ! Lina la superbe ! Lina la triomphante, qui avait mené sa vie à la cravache pour arriver avant les autres ou pour aller plus loin qu’eux.
— C’est beau, c’est très beau, chuchota Sirella.
Il faisait nuit lorsqu’ils atteignirent Ancône. Philippe voulut s’arrêter dans un hôtel du centre de la ville qui ressemblait aux hôtels Terminus de nos sous-préfectures. C’était grand, morne et d’un pompeux dégradé. Il y avait des lambris sombres, de gigantesques glaces piquées et des plantes vertes comme sur les toiles de Raoul Dufy.
Le personnel semblait moisi et une odeur de repassage flottait dans tout l’établissement. On leur donna trois chambres à trois étages différents car la fin des vacances emplissait les hôtels de grand passage.
Ils dînèrent de choses fades servies dans de l’argenterie fastueuse.
Ce soir-là, le Presidente accepta d’aller au cinéma et ils virent un film d’espionnage italien dans lequel les agents russes étaient bruns, frisés, et portaient une moustache de garçon coiffeur. Sirella s’assit entre les deux hommes. Philippe la terrorisa pendant la projection en lui prenant la main. Elle eut si peur que son père ne s’en aperçût qu’elle n’osa pas la lui retirer. Pendant une heure et demie ils restèrent avec les doigts emmêlés et Philippe retrouva une émotion capiteuse qui lui fit oublier le présent.