En sortant de la salle, il s’arrangea pour se placer derrière elle dans la foule et il lui chuchota à l’oreille :
— Dans une heure j’irai vous retrouver dans votre chambre, il faut que je vous parle !
Il n’attendit pas sa réaction et s’écarta de Sirella pour se placer près de Giuseppe. Le Presidente tombait de sommeil. Il allait peu au spectacle, consacrant ses loisirs à sa chère fanfare, et minuit le prenait toujours au dépourvu. Par mesure de sécurité, Philippe insista pour qu’il bût un cognac avec lui.
— À quelle heure le départ, demain ? demanda Ferrari lorsqu’il fut devant la porte de l’ascenseur.
— Sept heures, dit Philippe. Nous tâcherons d’abattre un bon morceau de route. J’aimerais que nous déjeunions à Bologne et que nous prenions ensuite l’autostrada pour Milan.
— Vous n’aimeriez pas visiter San Marino ? proposa le Presidente.
— Je connais !
Giuseppe sembla le déplorer car lui-même eût aimé visiter cette minuscule république.
— Bonne nuit, Signor !
— Bonne nuit, Presidente.
Il vit le père et la fille s’élever dans l’archaïque ascenseur hydraulique. Sirella évita de le regarder. Lorsqu’ils eurent disparu dans les étages, Philippe retourna au bar. Il éprouvait du vague à l’âme. En y réfléchissant, il s’aperçut qu’il avait la nostalgie de la plage de Pescara.
Il regrettait la soirée de la veille avec leur promenade le long des grilles. En ce moment, les cabines étalaient leurs ombres régulières sur l’allée de ciment. Il se sentait proche de Lina.
Un chasseur de l’hôtel jouait aux dés avec le barman dans le bar presque désert. Enfoncé dans un fauteuil-club au cuir râpé, Philippe s’abandonnait à sa tristesse. Il était seul désormais, seul malgré Sirella et son père. Personne ne l’aimerait plus comme l’avait aimé Lina ; avec tant d’autorité et de vraie passion.
Il était dans l’état d’esprit d’un révolutionnaire inexpérimenté qui a pris le pouvoir et ne sait plus qu’en faire.
Dans l’hôtel rococo presque tout le monde dormait. Et Lina ? Dormait-elle réellement d’un dernier sommeil dans la mauvaise terre de la plage, sous cette cabine qui sentait le bois mouillé, le savon et l’embrocation ?
Il suivit du bout de l’index le contour de son support métallique, s’arrêtant à l’endroit où l’armature de fer formait un creux.
Lina était morte de cette tige chromée. Dans quel néant tout neuf allait-il errer désormais ? Refaire sa vie, certes, mais comment croire à cette nouvelle existence ? Comment se passionner pour elle ?
Il but un nouveau verre et gagna sa chambre. Il négligea l’ascenseur car il logeait au premier étage. Un long couloir sombre où végétait une lumière cafardeuse ! Le tapis déroulait sa solennité incarnate le long des portes peintes à l’huile. Il n’eut pas le courage d’affronter sa chambre et monta à l’étage supérieur où se trouvait celle de Sirella. Le 220. Il tendit l’oreille, ne perçut aucun bruit et toqua légèrement. Des paires de chaussures posées près des portes montaient une faction surréaliste. Personne ne répondit. Il frappa un peu plus fort, puis tourna le bouton de cuivre. La porte s’ouvrit. Il vit Sirella assise sur son lit, sagement, les mains jointes sur sa jupe. Elle était restée habillée et l’attendait. Il referma et hésita à mettre le loquet car ce geste pourrait la choquer. Il l’actionna pourtant, non pas furtivement, mais avec une sorte d’application qui équivalait à un défi.
Puis il s’approcha du lit et s’assit auprès de la jeune fille.
— Il est des journées qui durent des siècles, fit-il.
Elle remua la tête. Philippe remarqua qu’elle avait vieilli en quelques heures.
— Tu m’aimes toujours ?
Elle répondit « oui ». Il lui saisit le menton et leurs yeux se fouillèrent désespérément.
— Ç’a été affreux, murmura Philippe.
— Il vaut mieux ne plus en parler.
Et pourtant, malgré ce conseil, elle questionna presque aussitôt :
— Personne n’a rien remarqué ?
— Non, je ne crois pas.
— Qui étaient les gens de midi ?
— C’est eux qui ont repêché Lina, et elle les avait invités à déjeuner.
— Ils n’ont pas été surpris de ne pas la trouver ?
— Choqués, surtout. Ce sont des bourgeois.
— Ils se doutent de quelque chose ?
— Quelle importance ! Et votre père ?
— Il m’a questionnée sur hier soir. Je lui ai dit que vous m’aviez laissée dans un café près de la gare, ça l’a complètement rassuré.
Philippe attira le menton à lui et posa un léger baiser sur les lèvres crispées de Sirella.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda-t-elle en se dégageant.
— Je ne sais pas.
— Personne ne l’attend, à Paris ?
— Dans l’immédiat, non. Mais à la longue, son absence finira par inquiéter des gens : son homme d’affaires, sa concierge, ses amis et ne serait-ce que sa couturière qui remuera tout Paris pour la dénicher au moment de sa collection d’octobre !
— Alors ?
Jusque-là, talonné par le danger immédiat, il s’était refusé à voir plus loin.
— Plusieurs solutions, réfléchit Philippe. Ou je ne me manifeste pas et alors au bout d’un certain temps on se demandera ce que nous sommes devenus et on nous recherchera, elle et moi. Ou je rentre à la maison en annonçant à tout le monde quelle est malade quelque part en Italie, mais alors ses amis me demanderont l’adresse pour lui écrire… Ou bien encore…
Il se tut.
— Ou bien quoi ? insista la jeune fille.
— Non, rien, c’est tout. On ne peut pas effacer quelqu’un comme on efface des mots ou des chiffres sur un tableau noir. Les hommes sont répertoriés, numérotés, observés. Quand ils meurent, il leur faut encore un passeport pour franchir l’ultime frontière.
— À votre avis, de combien de temps disposez-vous ?
La question l’impressionna. Elle contenait tout le drame.
— En admettant que tout aille bien sur la plage et en admettant que j’adresse quelques cartes postales à nos relations pour leur annoncer que nous prolongeons notre séjour, je crois qu’un bon mois… Peut-être plus d’ailleurs… Il faudra que quelqu’un prenne l’initiative d’alerter la police, que la police française se mette en contact avec la police italienne et que cette dernière reconstitue notre périple. Dans le fond, voyez-vous, une seule personne est vraiment dangereuse dans tout ça.
— Mon père ? fit-elle.
— Oui, votre père. Il suffit qu’un inspecteur le questionne pour qu’il réalise combien ses doutes étaient fondés et qu’il lui en fasse part.
Sirella se leva et fit quelques pas autour du lit. Elle ne paraissait pas troublée par la présence d’un homme dans sa chambre.
— Vous croyez que vous m’aimez, vous aussi ? questionna-t-elle depuis l’autre bout de la pièce.
— Sirella, voyons !
Il se leva, mais elle eut un geste farouche et pudique pour lui intimer de rester à distance. Vaincu, il n’insista pas et reprit sa place sur le lit.
— Puisque vous m’aimez, marions-nous ! Très vite ! Et puis partons…