Philippe l’enveloppa d’un regard éperdu de reconnaissance. Cette jeune fille qui s’offrait à lui totalement en connaissance de cause, forçait le respect.
— L’Amérique du Sud, toujours ? demanda-t-il avec un pâle sourire.
Des chromos défilèrent dans sa tête. Il regarda le Brésil comme dans la petite loupe d’un porte-plume ancien. Pourquoi pas ? Peut-être qu’avec le temps, lorsqu’il aurait vieilli auprès de Sirella, lorsqu’il aurait du travail, des enfants, une autre notion des réalités, il parviendrait à oublier ? Lina ne serait plus qu’un doute ancré au tréfonds de lui-même. Et Paris une terre promise où il retournerait un jour lorsque les années de prescription l’auraient mis à l’abri des poursuites.
La clémence de Dieu c’est de toujours donner à l’homme la femme qui lui est nécessaire.
— Si vous devenez son gendre, mon père ne pourra plus rien contre vous, insista Sirella.
Il opina. C’était vrai que le Presidente deviendrait alors son complice. Il ne pourrait pas faire autrement !
— Après le mariage, nous lui dirons tout. Il faudra lui expliquer que c’était un accident.
— Je lui expliquerai, promit Philippe. Mais comment, où et quand allons-nous nous marier, puisqu’en ce moment nous sommes en route pour Paris ?
— Il faut parler à mon père !
— Il va se fâcher, voyons ! Hier j’étais avec une autre femme que j’ai quittée dans des conditions qui lui paraissent suspectes et voilà que je lui demande tout de go la permission de vous épouser !
— Si vous ne dites rien, nous allons aller jusqu’à Paris !
— Allons-y, décréta Philippe. Pendant ces quelques jours notre intimité se nouera. Il comprendra mieux, ensuite, que je décide de revenir avec vous !
En réalité, Philippe pensait à la rue du Hainaut. Il voulait la parcourir une fois, une seule, in memoriam, avant de quitter un monde qui lui serait bientôt interdit.
— Comme vous voudrez !
Cette fois, il alla à elle et l’embrassa. Elle consentit à entrouvrir ses lèvres et participa au baiser. Il caressait ses seins et se plaquait contre elle désespérément, cherchant sa chaleur et s’étourdissant de son odeur de fille. Ils s’étreignirent longuement, sans parvenir à se rassasier d’eux-mêmes, grisés par chaque baiser, déçus par chaque baiser sitôt qu’il cessait, fous d’absolu et épouvantés par leur extase dès qu’ils la frôlaient !
CHAPITRE XVIII
Il s’était pris à aimer ce vieux taxi brimbalant comme on se prend d’amitié pour une bête. Il en appréciait l’odeur de vieux drap et d’huile, le bruit de troïka surmenée, et le moelleux des banquettes.
Avant le départ il demanda au Presidente s’il consentait à ce que sa fille passe derrière avec lui.
— Je m’ennuie tout seul, fit-il.
Giuseppe accepta sans marquer le moindre contentement et ils quittèrent Ancône dans cette nouvelle formation de croisière. Philippe trouva que la présence de Sirella sur sa banquette modifiait complètement l’atmosphère.
Pour la première fois depuis le drame, il oublia Lina. Un léger brouillard ondulait dans les champs et le soleil tardait à se montrer. Ils roulaient à bonne allure sur une route plate et à peu près vide. Philippe posa la main sur la jupe de sa voisine. Il sentit frémir Sirella et accentua sa pression. Le Presidente fredonnait comme toujours un air de chez lui, lâchant çà et là une syllabe pour mieux marquer le rythme. Il coulait de temps à autre un coup d’œil à sa fille dans le rétroviseur, mais il ne la voyait qu’en buste et sa sérénité demeurait intacte.
— Sirella, chuchota Philippe, je suis heureux ce matin.
Il poursuivit, à voix suffisamment basse pour que le chauffeur n’entendît pas :
— C’est comme si, après une immense fatigue, un peu de sommeil m’avait remis à neuf, vous comprenez ?
Elle battit des paupières. Sirella savait que son père la surveillait discrètement, et elle s’appliquait à garder un visage immobile. Son buste bien droit et son menton pointé vers l’avant du véhicule lui composaient une attitude suprêmement indifférente.
— Comme c’est facile et bon de vous aimer. Sirella.
Simplement son corsage se soulevait un peu plus vite. Quand elle avalait sa salive, elle devait faire un effort quasi comique qui, un bref instant, gonflait son cou délicat.
Philippe promena sa main sur la jambe, à travers l’étoffe d’abord, mais chacune de ses caresses habiles remontait un peu la jupe. Sa main finit par se trouver en contact avec le bas. Elle la lui saisit fiévreusement. Elle avait la paume moite et les doigts nerveux. Il attendit un moment avant de continuer, comme s’il voulait apprivoiser cette main apeurée qui, dans une pression désespérée, suppliait la sienne. L’étreinte défensive se relâcha. Il attendit encore.
— Sirella, bientôt je t’emporterai à l’autre bout du monde, murmura-t-il.
La main de Sirella se détendit. Il recommença aussitôt sa lente et savante caresse. Son plaisir venait davantage du trouble qu’il provoquait que du sien propre. La main de Sirella se referma sur son poignet, mais avec moins de vigueur. Elle était déjà vaincue et ne protestait plus que par pudeur ; l’instinct n’y était plus.
Les réactions de Sirella le passionnaient ; il découvrait le comportement d’une jeune fille, cela n’avait rien de commun avec celui d’une femme en pareille circonstance. Il aimait ses craintes, ses pudeurs, ses réticences. Tout son bouleversement et tout son désir s’exprimaient dans les crispations indécises de cette main affolée. Il voulut la rassurer et la vaincre, s’imposer sans brutalité. Il remonta le bas tiède et un peu rêche jusqu’à ce qu’il rencontrât la peau douce de la cuisse. Elle continua son opposition silencieuse ; alors il garda sa main à plat sur la jambe et ne bougea plus. Il avait décidé d’arrêter là sa provisoire conquête. Elle finit par le comprendre et, confiante tout à coup, le lâcha. Philippe eut envie de la remercier et de la prendre dans ses bras pour lui dire qu’il l’aimait et quelle était désormais l’unique chaleur et l’unique lumière de ses jours.
Le Presidente cessa de chanter et ralentit.
— Il faut que je prenne de l’essence ! annonça-t-il.
Au loin une station Shell éclairait la brume de ses enseignes jaunes. Le taxi pénétra bientôt sur la piste de ciment et se rangea devant les pompes.
— Le plein ! fit noblement Giuseppe.
On entendait chanter des coqs dans une métairie voisine. La campagne sentait la paille. Ferrari fit quelques pas et s’arrêta devant un étalage roulant chargé de proposer aux clients des bonbons et des journaux.
Il acheta des pastilles à l’anis et un journal, parce que c’était à son avis un geste de touriste, jeta le tout sur la banquette libre et se mit à regarder danser les chiffres au cadran de la pompe.
— Quatre mille cinq cents lires ! annonça le pompiste.
Giuseppe porta la main à son portefeuille et se souvint qu’il n’avait plus d’argent. Il ouvrit la portière arrière pour demander à son client de régler l’essence. Il vit la main de Sirella dans celle de Philippe. Leurs doigts étaient farouchement enlacés et les deux jeunes gens se regardaient. Le Presidente en eut un sursaut, et sa moustache remonta sous son nez. Il devint pâle, ses yeux ressemblèrent à deux boutons de bottine.
Sirella retira vivement sa main. Ce fut un réflexe. Elle le regretta aussitôt et, bravement, en regardant son père, elle remit sa main dans celle de Philippe.
Il y eut un silence crispé. Le pompiste attendait.
— Voulez-vous payer l’essence, Signor, murmura Giuseppe, je n’ai plus d’argent.