— Passe devant, Sirella ! répéta Giuseppe avec une voix presque docile.
Sirella se dit que sa vie était à un tournant et que le temps de s’affirmer était arrivé.
— Non, père. Il a besoin de moi. Je l’aime !
Les voitures qui les précédaient s’ébranlaient. Giuseppe mit la sienne en route avec brusquerie, parcourut une cinquantaine de mètres et, quand il fut à la hauteur du passage à niveau, il s’arrêta en travers de la route, interrompant ainsi la circulation dans les deux sens.
— Je repartirai lorsque tu seras revenue devant, dit-il sans se fâcher.
Son calme effrayant impressionna Sirella. Elle regarda Philippe, mais Philippe détourna les yeux pour ne pas l’influencer. Des voitures se mirent à klaxonner vigoureusement et, penchés hors de leur portière, les conducteurs lancèrent des injures à Giuseppe.
Ce dernier parut ne pas les entendre. Le concert d’avertisseurs devint vite effrayant.
— Tu te décides, Sirella ?
Un gros camionneur, coiffé d’une casquette de laine verte, sauta de son camion et s’approcha d’eux.
— Tu vas tirer ton tas de ferraille de là, fils de pute, ou tu veux que je te vire dans le fossé ?
Sirella descendit vivement et grimpa près de son père.
Impassible, sourd aux invectives, le Presidente démarra, redressa la direction, et continua sa route.
CHAPITRE XIX
Ils roulèrent près d’une demi-heure sans se parler, retrouvant leur mutisme avec une sombre délectation.
On eût dit que cet article de journal n’avait pratiquement rien changé à la situation. Et pourtant chacun d’eux y songeait ardemment. Ferrari y trouvait la confirmation de ses doutes, Sirella y voyait la fin de son amour et Philippe, combatif tout à coup, se demandait s’ils auraient le temps de passer la frontière suisse avant que les autorités ne fussent alertées.
La notion du péril le dopait. Il voulait se battre, maintenant.
La route traversait une agglomération. Giuseppe ralentit et, au lieu de suivre les panneaux de dérivation, s’engagea dans la ville. Il fit quelques tours et détours à petite allure. Philippe n’osa lui demander ce qu’il cherchait ; mais il ne tarda pas à comprendre en voyant le Presidente contourner une petite place au centre de laquelle glougloutait une fontaine moussue et stopper à quelques mètres d’un bâtiment au fronton duquel le mot Police brillait en caractères de néon.
Ferrari stoppa son moteur et, se retournant, murmura seulement :
— Voilà !
— Non, père ! supplia doucement Sirella.
Philippe gratta son plâtre d’un ongle mélancolique.
— Je vous ai dit la vérité à propos de la serviette, Presidente, c’est le sang d’un gamin, je le jure !
— Alors, allez leur expliquer !
C’était sans réplique. Philippe descendit lentement de l’auto. La pluie violente ravagea sa cigarette et il la cracha sur les pavés disjoints. Deux motards sans imperméable débouchèrent dans un bruit de cataclysme et stoppèrent au pied du perron. Ils gravirent les marches quatre à quatre afin d’aller chercher refuge dans les locaux de leurs collègues.
Philippe les regarda disparaître. La pluie qui tombait à verse venait déjà de le tremper jusqu’aux os. Il marcha jusqu’au seuil, mais parvenu au pied de l’escalier, s’arrêta.
Leur dire quoi ? « Je viens de lire un article de journal qui m’inquiète. C’est une erreur…, etc. » Mentir ! Bluffer ! Réprimer les battements de son cœur ! Trop dur tout cela, Philippe ! Beaucoup trop dur ! Et puis de quoi se mêlait cet abruti de Presidente ? Il jouait les pions ! « Allez laver vos mains, elles ne sont pas propres. » Philippe rebroussa chemin et alla s’asseoir sur la margelle de la fontaine. L’eau qui ruisselait le long de son corps s’infiltrait à l’intérieur du plâtre et chatouillait son bras cassé. Il ferma les yeux et attendit. Il sentait un grand froid l’envahir, mais il voulait l’oublier. S’il réussissait à tenir il serait bientôt invulnérable.
« Pour toi, Lina, songea-t-il. Je te l’offre. »
Le Presidente le regarda de loin, par sa portière à la vitre inondée. Puis il alluma une cigarette. Sirella n’essaya pas de parler. Elle savait qu’en ce moment la situation se décantait ; que tout cela devait être nécessaire et prévu par une autorité supérieure, alors elle se mit à prier, en tâchant de ne penser qu’à sa prière.
Ils perdirent les uns et les autres la notion du temps.
Était-ce une lutte d’endurance ? Un défi ? Était-ce un brutal apprentissage de la misère ? Était-ce un besoin d’expier physiquement ?
Philippe ne savait pas au juste à quoi rimait son attente stoïque sous la pluie. Ses vêtements collés à son corps ressemblaient à des algues. L’eau du ciel détrempait son plâtre qui devenait pâteux et qui faisait de longues traînées blanches sur son pantalon. En le voyant ainsi, usé et amaigri par la pluie, Sirella éclata tout à coup en sanglots, et s’abattit sur l’épaule de son père. Elle mit la main sur le cœur en or que Philippe lui avait offert et le pressa contre ses seins au point de l’y imprimer durement.
Giuseppe lui caressa les cheveux.
— On était bien tranquilles, regretta-t-il.
Sa tendre lâcheté la fit se ressaisir. Ce n’était pas cela quelle attendait de lui. Ce regret de leur médiocrité quotidienne lui fut odieux ! Elle se redressa et s’adossa à la portière. Là-bas, dans le nuage d’eau, la silhouette de Philippe devenait imprécise et tragique ! Sirella revit un film de Chaplin qui s’achevait sur le petit homme s’éloignant vers un horizon sans joie, de sa démarche inoubliable. Elle n’y tint plus et sortit de l’auto. En courant, elle rejoignit Philippe sur la margelle de la fontaine et se blottit contre lui.
Elle fut bientôt aussi mouillée que lui et en conçut un brusque enchantement. Cela ressemblait à des noces. Des noces de pluie !
— Je t’aime, dit-elle.
Il ne put répondre, car le froid le pétrifiait. Sirella caressa le plâtre visqueux, puis regarda sa main blanchie. Leur union était totale, aussi totale que leur infinie solitude.
Giuseppe démarra, traversa la place à contresens et vint se ranger devant le couple. Il contempla sa fille mouillée et ne put se défendre de la trouver belle et bien faite.
— Montez ! leur dit-il.
Ils obéirent et reprirent leurs places à l’arrière du véhicule.
Une période d’indécision suivit. Les jeunes gens mouillés s’ébrouaient, et la scène revêtait un comique qui ne concordait pas avec cette situation dramatique.
— C’est malin, bougonna Ferrari.
Il s’en voulait de ne pas éprouver de véritable colère.
— Pourquoi n’êtes-vous pas allé trouver les flics ? jeta-t-il à Philippe, en le fixant dans le rétroviseur.
— Parce que je suis assez grand garçon pour aller les trouver quand bon me semblera, répondit le jeune homme.
Le taxi était stoppé, mais son pauvre moteur surmené tournait toujours avec de grands halètements d’asthmatique gravissant un escalier.
La silhouette d’un policier en imperméable, luisant comme un poisson noir, s’approcha du véhicule. Il tapota d’un doigt bagué de cuivre la vitre de Giuseppe. Le Presidente actionna la manivelle déglinguée du remonte-glace et coula au représentant de l’autorité un regard déjà soumis.
— Vous ne voyez pas que vous êtes à l’envers du sens giratoire ? grogna le policier.
— Excusez, dit Giuseppe, avec cette putain de pluie on n’y voit rien !