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Le Presidente respira un grand coup l’air parfumé de l’après-midi. Les feuilles des arbres dégageaient une douce odeur de végétaux mouillés et les bruits de la ville avaient une résonance inhabituelle. Sur la place, près de la fontaine, un maréchal ferrait une vieille mule au poil grisâtre et des employés municipaux commençaient à dresser une estrade pour le bal du dimanche. Giuseppe resta un moment au sommet du perron, étourdi par son aventure. Il avait hâte de retrouver Gallipoli, sa fanfare, la mamma sur le balcon débordant de plantes vertes et ses fils turbulents.

Il avisa sa vieille guimbarde et hocha la tête. Cet hiver il se déciderait à en changer ; ce taxi ne pouvait plus se traîner longtemps encore par les routes cahoteuses du Sud. Soudain il tressaillit et palpa fébrilement ses poches.

Au fait, comment allait-il rentrer chez lui ? Il ne possédait plus que quelques lires.

— Tu as de l’argent ? demanda-t-il à sa fille.

Sirella secoua négativement la tête. Elle était très pâle, très droite et très farouche. Elle ressemblait à ces femmes corses dont le mari vient de périr d’une vendetta et qui, au lieu de le pleurer, ruminent d’épiques représailles.

— Attends-moi dans la voiture, je reviens ! ordonna le Presidente.

Il remonta les marches et s’engouffra dans le bâtiment. Le jeune homme blond discutait avec ses hommes, une liasse de feuillets à la main.

— Excusez-moi, dit Giuseppe en l’abordant, mais je n’ai pas été payé.

L’autre le regarda avec un froid sourire…

— Remplissez une formule qui sera jointe au dossier ; à la suite du jugement, si l’homme est solvable, vous toucherez votre argent !

Le Presidente agita ses bras avec véhémence.

— Mais je n’ai pas l’argent pour retourner chez moi ! Il me faut de l’essence ! Ma fille et moi devons nous nourrir. Je suis à huit cents kilomètres de la maison, Signor, et mon taxi va doucement !

— Je regrette, fit le policier, vous auriez dû vous faire payer avant que je ne l’arrête.

Il lui tourna le dos et réintégra son bureau. Très abattu, le Presidente rejoignit sa fille.

Elle avait repris sa place sur le siège avant et se faisait jouer l’Adagio d’Albinoni, la tête dans ses mains, elle l’écoutait avec dévotion.

— Sirella, appela Giuseppe d’un ton geignard.

Elle parut se réveiller et regarda son père sans intérêt ni tendresse.

— Oui ?

— Nous n’avons pas un sou et ce salaud de flic me dit que ma course ne me sera réglée qu’après le procès ! Comment allons-nous rentrer ?

D’instinct, il cherchait refuge auprès d’elle, lui confiait son souci pour qu’elle y apporte remède. Le Presidente savait maintenant que sa fille était une femme forte. Et comme tous les hommes faibles il s’accrochait à l’énergie féminine.

Elle écouta un moment encore la divine musique qui emplissait le taxi, puis elle dégrafa légèrement son corsage et prit le cœur d’or fixé à l’intérieur.

— Tiens, fit-elle, tu n’as qu’à vendre ça.

Ferrari loucha sur le bijou qui brillait dans le soleil retrouvé.

— D’où sors-tu cela, Sirella ?

— C’est lui qui me l’a offert l’autre soir à Pescara. Il est en or !

— Et tu as accepté ! s’étrangla Giuseppe.

Elle ne répondit pas. Il prit le cœur, le fourra dans sa poche et se mit au volant. Ses mains tremblaient de colère. Il contourna la place et remonta la grand-rue d’une allure de maraude. Lorsqu’il aperçut une bijouterie, il s’arrêta et pénétra dans le magasin.

Le disque tournait toujours. Sirella essayait de revivre les péripéties de ce voyage, mais elle n’y parvenait pas. Seule s’imposait la vision de Philippe, allongé sur la table du médecin de Pescara avec son bras déplâtré tout blême et tout flasque. Un accident ! Mais l’accident c’était qu’il fût venu de si loin pour la rencontrer et pour changer le cours de son existence.

Elle voyait gesticuler son père à travers les présentoirs de la vitrine. Le Presidente ressortit sans refermer la porte, vint à elle et questionna :

— Sais-tu combien il l’avait payé ?

— Non, fit Sirella.

Mécontent, Giuseppe secoua la tête et retourna dans la bijouterie. Quand il réapparut, il avait toujours son visage hostile. Il rangea dans son portefeuille les billets qu’il venait de toucher et se jeta à son volant.

Ils roulèrent un bon moment. Les mains de Giuseppe continuaient de frémir. Il avait beau les crisper sur son volant elles n’arrêtaient pas de trembler.

Enfin il stoppa dans une station Agip pour faire le plein d’essence. Tandis que le pompiste branchait le bec verseur dans le réservoir, le Presidente fit quelques pas le long de son taxi et s’arrêta devant la portière de Sirella. Elle le regarda droit dans les yeux. Alors, ne pouvant se contenir davantage, il la gifla de toutes ses forces.

Il le regretta aussitôt et balbutia :

— Je te demande pardon, mon petit, mais tu me comprends, n’est-ce pas ?

Elle ferma les yeux pour emprisonner les deux larmes perlant au bout de ses cils et lui fit signe quelle comprenait.

FIN