Il renonça à protester.
— Tu avais la bouche ouverte comme si tu hurlais, mais tu ne disais rien. Ton regard était fixe…
Il y eut un silence. Ferrari vit quelque chose de brillant dans un roncier et s’en fut le ramasser. Il s’agissait de l’enjoliveur du capot à l’emblème de la marque. L’étoile Mercédès se mit à étinceler dans son cercle de métal. Il la présenta à Lina qui haussa les épaules, alors il la glissa dans sa poche en songeant que cela ferait plaisir à ses garçons.
— C’est toi ou moi que tu as voulu tuer, Philippe ?
— C’est moi, fit-il avec sincérité.
— En général, on se suicide seul, riposta Lina, sinon ça devient, un assassinat.
Ferrari les regardait d’un œil indécis. Il se rendait compte que ses clients discutaient de choses graves et regrettait de ne pas comprendre leur langue.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Je me le demande.
— Tu ne m’aimes plus ?
— Si !
— Oh ! Philippe ! balbutia-t-elle.
Elle s’inclina et embrassa son plâtre. Il en fut gêné et regarda si le chauffeur de taxi avait surpris ce geste. Giuseppe, qui avait vu, s’éloigna pudiquement du couple.
— Je te demande pardon, dit Philippe. Ç’a été un coup de folie. Je devrais sans doute consulter un médecin.
— Inutile, affirma-t-elle.
Elle récita une phrase qu’étant jeune fille elle avait puisée dans Georges Duhamel pour la noter sur un cahier où elle consignait ses secrets et des citations.
— Qu’on me laisse errer, trébucher, faire mes faux pas, je finirai bien par suivre toute ma route !
Elle caressa le plâtre rugueux.
— Tu finiras bien par suivre toute ta route, Phil.
— Tu n’as pas peur que je recommence ?
— Tu recommenceras peut-être, mais je n’ai pas peur.
— Ce que tu peux m’aimer, fit le jeune homme d’un ton si admiratif que son amie éclata de rire.
— Mais oui, je t’aime. L’amour et la mort sont de la même famille et nous ne pouvons rien contre eux, que nous soumettre, Phil ; que nous soumettre !
De son bras valide, il la prit par la taille et l’entraîna vers la route. Il venait de décider qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait ; qu’ils seraient heureux ensemble désormais et qu’ils allaient passer une bonne fin de vacances malgré son bras cassé.
Le fait est que Philippe aima beaucoup Lina au cours de la quinzaine qui suivit et qu’ils furent à peu près heureux. Ils connurent une fin de vacances joyeuse, grâce surtout au Signor Ferrari dont l’entrain leur mit de la joie au cœur et qui leur fit découvrir une Italie du Sud que la plupart des touristes ignorent, même après y avoir séjourné longtemps.
Il sut leur montrer les petites églises inconnues des guides touristiques, les artisanats pittoresques, les villages qu’on ne visite pas, les fêtes locales réservées d’ordinaire aux seuls autochtones, les cérémonies religieuses auxquelles d’ordinaire n’assistent pas les étrangers. Ce furent quinze jours passionnants et joyeux. Giuseppe les convia à sa fanfare où il fit l’important, avec une casquette blanche ornée d’une lyre, allant jusqu’à faire exécuter la « Marseillaise » à ses musiciens pour leur être agréable. Lorsqu’il ne parlait pas il chantait. Son dada était d’apprendre le français et à tout bout de champ il se faisait traduire les mots les plus inattendus. Parfois il leur demandait d’écrire une phrase entière sur un bout de papier et la lisait jusqu’à ce que sa prononciation fût correcte. Par la suite, Philippe en évoquant cette période, comprit que s’ils avaient été heureux pendant cette quinzaine, Lina et lui, ils le devaient au Présidente. Car ils n’appelaient plus Giuseppe que le Présidente depuis leur réception à la fanfare. Philippe le plaisantait à propos de son taxi tricolore.
— S’appeler Ferrari et rouler dans une bagnole pareille, c’est un comble ! lui disait-il.
Ou bien, lorsqu’ils revenaient d’une excursion amusante, il déclarait :
— Signor Présidente, vous n’êtes pas le Guide Bleu, mais le Guide Rose.
Et le bon Giuseppe riait en prenant garde de ne pas froisser sa moustache.
CHAPITRE III
Philippe ne devait jamais très bien se souvenir si ce fut lui ou bien Lina qui eut l’idée de la chose. Probablement germa-t-elle simultanément dans leur esprit et celui qui l’exprima ne fit que devancer l’autre.
Un matin, vers la fin de leur séjour, le Présidente vint les chercher plus tôt que d’habitude afin de les conduire dans un petit café de campagne dont le propriétaire possédait un « orchestre à manivelle ».
L’appareil en question tenait du piano mécanique et de la batterie. L’ensemble s’actionnait à l’aide d’une énorme manivelle que tournait un gros vieillard chauve et les airs crincrin qui sortaient de cet instrument compliqué, riche en nacre, paraissaient exécutés par une véritable formation.
La musique métallique plongea aussitôt Philippe dans un abîme de nostalgie parce qu’elle lui rappela un vieux piano désaccordé de sa petite enfance.
— Comme je voudrais pouvoir emporter ce bastringue, murmura-t-il.
— C’est tout ce pays qu’il faudrait emmener avec soi, renchérit Lina, c’est dur de s’en arracher.
— Si, au moins, il nous faisait un brin de conduite…
Ensemble ils regardèrent le Présidente qui se croyait obligé de battre la mesure.
— Je pense à quelque chose !
— Moi aussi…
Ils se turent pour écouter les notes grêles qui leur limaient le cœur jusqu’à l’âme.
Le morceau avait des accents déchirants. Cela ressemblait à une plainte et à la pluie ; à l’amour et à la souffrance. Ensemble ils eurent les larmes aux yeux. Quand la musique cessa dans un grand spasme de rouages épuisés ils eurent la surprenante impression d’être tout à coup devenus meilleurs.
— Signor Présidente, dit Philippe, nous avons quelque chose à vous demander…
Giuseppe haussa son sourcil gauche et son œil devint parfaitement rond.
— Accepteriez-vous de nous emmener à Paris ?
Le patron du bistrot voulut attaquer l’air numéro 2 de son mince répertoire, mais Ferrari l’arrêta d’un bref « Momento ! »
Il considéra son interlocuteur d’un air à la fois incrédule et indécis. Il se dit qu’en quinze jours ce garçon avait bien changé. Il le trouvait paradoxalement mûri et détendu. Un léger sourire creusait en permanence une fossette au coin de sa bouche.
— Vous emmener à Paris ! répéta-t-il si lentement que Lina eut l’agréable sensation de comprendre l’italien.
— Possible ?
— Avec mon taxi ?
— Oui, Présidente, avec votre taxi.
Philippe eut la vision du véhicule stoppant devant leur appartement de l’avenue Paul-Doumer, et ce qui jusqu’alors ne lui paraissait être qu’un caprice devint impétueusement une nécessité. Il imagina la stupeur de la concierge et des locataires de leur grave immeuble en les voyant débarquer de cette voiture insensée. L’auto de Giuseppe dans le seizième, c’était une espèce d’aventure en soi ! De téméraires coureurs de brousses et de savanes ramènent avec plus ou moins de tartarinades de glorieux trophées de leurs expéditions. Lui voulait ramener le taxi du Présidente. Cela constituait un autre exploit que celui qui consiste à déballer les défenses de mammouths exhumés ou des têtes humaines réduites par les Indiens Jivaros.
Giuseppe répéta, comme s’il cherchait à se persuader de la chose :
— À Paris, avec mon taxi !