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Et brusquement, comme s’il flairait quelque machination diabolique, il demanda :

— Mais pourquoi ?

Philippe tapota son plâtre terni.

— Avec ce machin-là je n’ai guère envie de faire un long voyage en chemin de fer et ma femme a horreur de l’avion. Nous rentrerions par petites étapes, comprenez-vous ?

Le Présidente promena un doigt délicat sous sa moustache. Son sens tactile infaillible lui apprit que pas un poil ne dépassait les autres…

— Ça va être cher, dit-il loyalement.

— Bast ! vous nous ferez un prix.

— Parigi !

Ferrari se leva et s’approcha du gros vieillard aux yeux de batracien qui attendait, appuyé contre son monumental instrument, le bon plaisir de ses clients.

— Je vais les emmener à Paris ! lui dit-il en montrant le couple. Avec mon taxi ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte !

Giuseppe ne connaissait de la France que Menton et Nice et il s’obstinait à considérer ces villes comme des territoires hybrides où il ne se sentait pas dépaysé.

Tous les chromos sur Paris rencontrés au cours de sa vie se mirent à défiler dans sa mémoire et prirent une soudaine réalité. Des gravures de mode dont sa fille avait tapissé les murs de sa chambre s’animèrent. Sirella possédait une grande carte postale en couleur, expédiée par une compagne de classe dont un parent habitait la capitale française. Cette carte représentait les quais de la Seine près de Notre-Dame. Giuseppe y vit défiler son cher vieux taxi et il en eut un frisson capiteux.

— Il est d’accord ? demanda Lina.

— Tu parles ! C’est son apothéose !

Le Présidente se fit volubile. Il s’assit, réclama du vino bianco et déclara qu’il allait avant de partir changer ses pneus, sa durite d’eau et ses bougies.

~

Pour leur dernière soirée à Gallipoli, Lina et Philippe allèrent au cabaret. Ils furent déçus par le programme, écœurés par le mauvais champagne et rentrèrent tôt à leur hôtel. Comme ils atteignaient l’Etoile d’Or, ils virent une silhouette quitter l’ombre de la terrasse et s’approcher d’eux. C’était Giuseppe Ferrari. Les photophores de l’hôtel leur apprirent qu’il était gêné.

— Que se passe-t-il, Présidente ? s’inquiéta Philippe.

Le Présidente sortait d’une réunion de sa fanfare. Il portait sa casquette à lyre et une veste bleue ornée d’un écusson aussi large qu’un bouclier.

— J’ai une requête à vous formuler, Signor. Depuis deux jours je n’ose pas. Et puis voilà que ce soir, le besoin d’oser m’a pris…

Il avait dû vider quelques bouteilles d’asti spumante avec ses musiciens, car il avait l’œil et le bout du nez brillants.

— Que dit-il ? s’impatienta Lina.

— Attends ! dit Philippe.

Le Presidente massa les broderies de son écusson, lesquelles représentaient une trompette cernée par des lauriers.

— Il s’agit de ce voyage à Paris, Signor. Je voudrais vous demander la permission d’emmener ma petite fille avec moi. Depuis son plus jeune âge, elle ne rêve que de Paris, c’est une occasion unique qui ne se présentera peut-être jamais. Et puis ça me ferait une compagnie pour le retour…

En entendant par deux fois le nom de « Paris », Lina se méprit et questionna, déjà hargneuse et méprisante :

— Il s’est ravisé et ne veut plus faire ce voyage ?

— Au contraire, il demande s’il peut emmener sa petite fille.

— Charmant, soupira-t-elle. La maternelle en déplacement !

— Il voudrait montrer Paris à sa fille qui en rêve depuis qu’elle est sevrée, plaisanta Philippe. Et il fait valoir que son retour sera moins triste.

Giuseppe attendait, l’œil aux aguets. Jamais sa somptueuse moustache n’avait autant brillé. Il sentait l’opposition de Lina et il eut peur de perdre par cette requête incongrue cette mirifique affaire qui le parait déjà d’un rare prestige aux yeux de sa famille et de ses amis.

— Si la Signora est contrariée, j’irai seul, se hâta-t-il d’assurer.

Philippe traduisit à Lina.

— Après tout, trancha celle-ci, si ça peut lui faire plaisir.

Philippe lui prit le menton et dit sérieusement en la regardant dans les yeux :

— Ma parole, mais tu deviens bonne, Lina !

Puis il annonça à Giuseppe que c’était d’accord et le brave homme se mit à déverser un torrent de reconnaissance.

— Nous déduirons ses frais de voyage de la note, fit-il. Et que la Signora se rassure ; Sirella est une fille tranquille qui saura se faire oublier.

~

Tout le monde dormait à la maison lorsque Ferrari rentra. Sa surexcitation n’avait fait que croître pendant le trajet. Il ouvrit à la volée les portes des chambres, en criant à tue-tête :

— Debout tout le monde ! J’ai une grande nouvelle à vous annoncer !

Un concert de bâillements et de sommiers retentit. Tandis que son petit monde se levait, Giuseppe sortit la bouteille de marsala du buffet et s’octroya un dernier petit verre.

Il regarda sa fille et ses deux garçons qui se grattaient les cheveux en clignant des yeux à la lumière et il leur sourit de toute sa rude tendresse.

— Mes enfants, leur dit-il. J’ai décidé d’emmener Sirella avec moi à Paris, les Français sont consentants.

Sirella devint aussi blanche que sa chemise de nuit.

— Tu prépareras tes bagages, fille. Tu es une brave enfant et il est juste que tu sois récompensée.

Giuseppe aimait l’emphase et jouait son rôle de juste avec la gravité et la majesté d’un patriarche.

— Et nous ? protestèrent les garçons.

— Vous, je ne peux pas vous emmener, bien sûr, car il n’y aurait plus de place pour mes clients, plaisanta le Presidente. Mais je vous laisserai de l’argent pour vivre et vous payer le cinéma samedi et dimanche.

Cette annonce calma instantanément les fils Ferrari. Ils se virent libres et munis d’argent et estimèrent qu’à tout prendre leur sort était plutôt enviable.

— Par exemple, s’empressa d’ajouter le Presidente, je n’admettrai aucune sottise en mon absence. Si, au retour, j’apprends que vous vous êtes mal conduits, je vous casserai à chacun une trique sur le dos !

— Combien vas-tu nous laisser ? demanda Gastone.

Giuseppe examina la question avec attention et sortit son vieux portefeuille bourré d’humbles documents personnels. Il y avait de tout dans la pochette de cuir râpé : des images pieuses, une ancienne carte d’adhérent au parti communiste, des photographies de son épouse défunte, des mèches de cheveux des enfants, une coupure de journal relatant en quatre lignes un léger accident qu’il avait eu quinze ans auparavant, et du papier à en-tête de sa fanfare sur lequel figurait son nom.

Le portefeuille contenait également quatorze mille lires : toute sa fortune liquide. Giuseppe possédait quelques centaines de milliers de lires péniblement amassées au fil des ans et qu’il laissait fructifier chichement à la Caisse d’Épargne. Il s’appliquait à oublier cet argent, se réservant d’y penser en cas d’absolue nécessité.

Il fit un rapide calcul. Le voyage aller-retour durerait une dizaine de jours puisque la Française voulait prendre pour rentrer le chemin des écoliers et flâner le long de l’Adriatique. Elle paierait les frais de route et il aurait pour le retour l’argent de sa randonnée.

Magnanime, il prit l’immense billet de dix mille et s’en éventa d’un geste plein de désinvolture.

— Gastone, fit-il. C’est toi l’aîné. Par conséquent tu auras la bourse. J’espère que tu seras raisonnable.