— Et la mamma ? demanda Sirella.
Son regard allait du fauteuil vide de la vieille femme impotente au balcon fleuri. Le clair de lune donnait aux plantes accumulées là un aspect magique.
— J’y ai pensé, fit Giuseppe. Comme les garçons n’auraient pas le temps de s’occuper d’elle, nous allons la confier aux Camolenni. Après tout nous leur avons gardé leur chat et leur plantes vertes l’année où ils sont allés voir leur fils à la prison de Rome ! Entre voisins, on doit se rendre service.
Il tendit avec quelque solennité le gigantesque billet de banque à Gastone.
— Vous, les garçons, dit-il, vous êtes des hommes et vous voyagerez. Un jour, vous aussi, vous irez à Paris. Tandis que Sirella est une femme. Elle épousera un garçon d’ici et il est bien improbable qu’elle retourne jamais à Paris.
Sirella rougit en entendant son père évoquer son mariage.
— Paris ! balbutia-t-elle. Il me semble que je rêve…
Elle courut à sa chambre et décrocha la carte postale représentant Notre-Dame. Elle l’avait mise sous verre elle-même et passait de longs moments en contemplation devant l’image.
Elle la tendit à Bruno.
— Tu la donneras à mon amie Maria ! fit-elle. Je n’en aurai plus besoin maintenant.
Le mot « besoin » fit réfléchir Giuseppe. Il pensa que les femmes sont vraiment des êtres à part, qu’on ne peut jamais cerner tout à fait.
CHAPITRE IV
Lina, qui détestait se lever de bonne heure, avait fixé à dix heures l’instant du départ. Lorsqu’on lui annonça l’arrivée du taxi, elle achevait de se maquiller devant la glace piquée de sa coiffeuse. Philippe savourait le soleil du matin sur le balcon en fumant sa première cigarette. Il aimait cette ville et la quittait à regret. Il voulait en conserver les couleurs et les odeurs, surtout les odeurs, parce que nulle part ailleurs il n’avait rencontré de pareilles senteurs. Gallipoli sentait le safran et la poussière chaude, le laurier et la verveine.
— Tu es prêt ? demanda Lina à la cantonade.
— Il ne manque pas un bouton de guêtre à mes espadrilles, répondit-il.
Elle donna l’ordre au valet de chambre de charger les bagages dans le taxi. Puis elle se leva et pirouetta devant le miroir inclinable après l’avoir fait basculer pour pouvoir s’y mirer tout entière. Elle portait une robe blanche, en tissu-éponge, nouée à la taille par une grosse cordelière d’or. Elle était bronzée, ce qui faisait ressortir sa blondeur et elle fut heureuse de se trouver belle.
— Allons-y, Phil !
Il quitta la chaise longue en osier et, les yeux meurtris par la lumière, il dut mettre sa main en visière pour s’habituer à la pénombre de la chambre.
— Tu as l’air triste, remarqua-t-elle.
— Je suis triste, avoua Philippe. Un départ est toujours triste, non ?
Elle cessa brusquement de sourire et de se sentir heureuse.
— C’est pourtant vrai, reconnut Lina. J’éprouve de l’angoisse tout à coup.
Il lui embrassa la nuque.
— On a trop de temps, fit-il, alors on gamberge, c’est fatal. Pour bien vivre il faut avant tout ne pas se rendre compte qu’on vit. C’est tellement vrai qu’on a inventé des distractions pour les oisifs. Le casino, le bowling, le billard électrique des bistrots, le golf, la belote, le cinéma et le tiercé, Lina, c’est fait pour nous masquer l’existence. Tu viens ?
Elle le suivit. Le personnel de l’Etoile d’Or jalonnait leur parcours pour les adieux. Lina passa comme une souveraine, tandis que Philippe distribuait les ultimes pourboires.
Dans le dur soleil de cette matinée, le taxi du Presidente ressemblait à un étonnant scarabée. Giuseppe achevait d’arrimer les riches valises de cuir sur la galerie en chantant « Retour à Sorrente ». Il interrompit ses ports de voix en avisant ses clients et, depuis son marchepied, leur adressa par-dessus l’amoncellement de bagages, un large signe de la main qui leur mit du baume au cœur.
— Votre petite fille n’est pas là ? s’étonna Lina après un rapide coup d’œil à l’intérieur du véhicule.
Un instant elle espéra que Giuseppe avait renoncé à l’emmener. Mais le Presidente s’approchant en effilant la pointe de sa moustache entre le pouce et l’index.
— Sirella ! appela-t-il.
Elle se tenait à l’écart, contre les lauriers en pots de la terrasse. Elle fit un pas et les Français tournèrent la tête dans sa direction. Ils s’attendaient à voir une enfant et la jeune fille timide et gauche qui se tenait devant eux les stupéfia au point qu’ils ne trouvèrent rien à dire. Sirella portait une robe noire très stricte, une jaquette de laine noire, des bas noirs, de gros souliers à talon plat et tenait pressé contre sa poitrine un parapluie dont le manche représentait une tête de canard. Philippe reconnut immédiatement la petite marchande de noix de coco aperçue sur le port.
— Je vous présente ma petite Sirella, fit le Presidente.
— Je croyais qu’il s’agissait d’une gamine, murmura Lina.
Giuseppe ne comprit pas et continua de sourire fièrement en contemplant sa fille d’un air admiratif.
— Bonjour, murmura Philippe en tendant la main.
Sirella fit un effort pour vaincre sa timidité et toucha furtivement les doigts du jeune homme tout en détournant les yeux.
Lina se contenta de lui adresser un hochement de menton et, furieuse, prit place dans le taxi.
— C’est de l’abus de confiance, dit-elle à Philippe.
— Pour le Presidente, c’est toujours une petite fille, plaida-t-il. Et après tout, qu’est-ce que ça change ?
— C’est une présence ! fulmina Lina, je déteste ça.
— Et le Presidente, ce n’en est pas une, Lina ?
— Lui, il nous amuse, tandis qu’elle…
Elle la montra à travers le pare-brise. Sirella continuait de se tenir immobile à l’avant du taxi, avec toujours son ridicule et anachronique parapluie plaqué contre sa poitrine.
La tête de canard possédait des yeux de verre et son bec était peint en jaune.
— Elle ressemble à Bécassine, dit Lina. Et puis cette façon de s’habiller en noir comme les bonnes femmes de l’île de Sein ! Je vais avoir l’impression de voyager avec un curé !
Il ne répondit pas, ne dit pas non plus à Lina qu’il avait remarqué la jeune fille sur le port. Il fallait la laisser se calmer.
Devant l’hôtel, Giuseppe serrait avec effusion une multitude de mains.
— Tartarin ! grommela Lina.
Elle détestait le Presidente à cet instant pour sa duperie.
— Laisse-le déguster son aventure, va ! plaisanta Philippe.
— Nous sommes complètement idiots ! fulmina Lina.
Lorsqu’il eut secoué vingt bras et hurlé des « arrivederci » pleins d’emphase, Giuseppe ordonna à sa fille de prendre place et elle obéit. Elle s’assit sur la banquette avant, s’y prit par trois fois pour fermer la portière quelle n’osait pas claquer et se recroquevilla sur son siège.
— C’est une demeurée, décida Lina.
Philippe revit Sirella près de son panier de coco et secoua la tête.
— Elle est morte de timidité, voilà tout.
Le Presidente démarra et, son bras gauche passé par la portière, lança des adieux à Gallipoli.
Il décrivit un grand détour pour passer dans sa rue et klaxonna fortement afin d’attirer les voisins aux fenêtres. Bruno qui n’avait pas classe ce jour-là déboucha de leur immeuble et se jeta sur le marchepied. Ce fut un défilé triomphal. Des mains s’agitaient, les voisines braillaient « Bon voyage » et se signaient. Giuseppe aperçut la mamma devant la porte des Camolenni et ralentit pour lui lancer un baiser.