— Descends maintenant ! ordonna-t-il à Bruno.
Le gamin obéit mais se mit à courir comme un jeune chien, à côté du véhicule. Il n’abandonna ce match-poursuite que lorsque son père accéléra.
Pendant cette effervescence, Sirella n’avait pas bronché. Pour la première fois elle voyait sa rue avec d’autres yeux : ceux des étrangers, et elle avait un peu honte de ces cris, de ces gestes et de cette superbe impudeur collective.
Philippe chercha le regard de la jeune fille dans le rétroviseur et le trouva. Elle se tassa un peu plus sur son siège pour fuir les yeux du jeune homme.
Loin, derrière le taxi, Bruno devint une petite silhouette gesticulante, puis disparut.
— Que la Madone les protège tous les trois en notre absence ! invoqua Giuseppe. Mets-nous un peu de musique, Sirella.
Elle actionna mornement la manivelle du gramophone placé entre son père et elle. Elle prit un disque, au hasard et rata le départ de la musique en plaçant le bras du phonographe à quelques spires du début. Le disque démarra sur un nasillement aussi féroce qu’un aboiement. Lina poussa un cri de protestation.
— Demande à cette gourde d’arrêter, vociféra-t-elle, je n’ai pas envie de musique.
— Ne fais pas ta capricieuse, Lina !
Un ténorino à la voix de velours chantait maintenant une ritournelle trop sucrée. Lina frappa sur l’épaule du Presidente et, lui désignant le pauvre phono déséquilibré, d’une grimace lui enjoignit de le stopper. Giuseppe, contrit, traduisit à sa fille et Sirella ôta le bras de l’appareil.
L’espèce de silence qui tomba dans le taxi leur fit mal à tous. Il les surprit et les décontenança.
— Elle fiche tout par terre, marmonna Lina.
Philippe retrouva sa vieille colère intacte.
Depuis « l’accident », il la croyait disparue. Et puis il s’apercevait qu’elle était seulement restée en sommeil, quelque part dans les méandres de son subconscient.
— Pas d’accord, Lina, murmura le jeune homme. Cette fille est la réserve même ; en quoi pourrait-elle nous gêner ? Elle se ratatine sur son siège pour se faire oublier et elle tremble de frousse dès que nous lui jetons un coup d’œil.
Lina regarda Sirella et se calma un peu en constatant que Philippe disait vrai. Mais elle continua de bouder parce qu’elle en avait besoin et que cela la soulageait.
Le taxi roulait à petite allure sur une route en lacet. Giuseppe avait proposé à ses clients de n’emprunter que des voies secondaires afin de leur faire apprécier les villages reculés du Sud. Sa voiture ronronnait dans le soleil comme un gros frelon. Une campagne brun et ocre moutonnait autour d’eux. Quelques chèvres rachitiques y paissaient, qui levaient la tête sur leur passage pour les regarder d’un œil surpris en mâchouillant des présages.
À un certain moment, Sirella tira son mouchoir de sa poche et l’appliqua sur son front.
Son père ne s’en aperçut pas tout de suite et continua de rouler, un coude pointé hors de la portière. Mais Philippe qui observait la jeune fille à la dérobée, comprit que Sirella était malade et prévint le Presidente. Giuseppe stoppa au bord d’un fossé. Sirella descendit en hâte de l’auto et s’éloigna en courant, suivie de son père.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Lina.
— Elle a mal au cœur.
Lina eut un petit rire féroce.
— Bravo ! D’ici à Paris, ça lui promet bien des joies, et à nous aussi.
Elle se retourna et vit par la vitre arrière Sirella inclinée au-dessus du fossé. Son père lui tenait le front.
— Nous allons faire demi-tour et déposer cette idiote… Où vas-tu ?
Il ne répondit pas et descendit de l’auto. Juché sur le marchepied, malgré son bras blessé, il dégagea un petit sac Air France de l’amoncellement de bagages et y prit un tube de « Nautamine » et un flacon d’alcool de menthe. Il attendit discrètement que la jeune fille en eût terminé avec ses spasmes. Lorsqu’il la vit se redresser, frissonnante de ses contractions et les yeux pleins de larmes, il s’approcha en souriant. Elle était d’une pâleur de cire et son menton était agité de curieux soubresauts. On eût dit qu’elle avait très froid. Des insectes sciaient l’univers avec fracas. Ce bruit donnait la mesure de l’immobilité du taxi bariolé dont les couleurs tonitruantes blessaient l’œil dans cette intense lumière.
Philippe dévissa le tube avec les dents et versa deux pilules dans le creux de sa main valide. Il les présenta à Sirella :
— Avalez cela, Signorina, et le miracle va s’accomplir !
Elle prit les pilules d’une main incertaine et les glissa entre ses lèvres pâles.
Son père l’exhortait, lui promettait un bien-être paradisiaque et la saoulait de mots.
— Laissez-la, ordonna Philippe impatienté. Il ne faut pas parler à quelqu’un qui a mal au cœur.
Il tendit le flacon d’alcool de menthe.
— Une toute petite gorgée pour avaler les pilules ! Attention : c’est très fort.
Elle obéit, suffoqua et fit un effort pour avaler le médicament. Elle y mit une telle gaucherie que Philippe sourit, apitoyé. « Lina a raison, se dit-il, c’est une vraie gourde. » Enfin Sirella parvint à gober ses deux pilules. Des couleurs lui vinrent. Elle se détourna pour regarder la campagne roussie.
Lina ouvrit sa portière, pencha la tête à l’extérieur et cria :
— Alors on part, oui ?
Tous trois regagnèrent la voiture. Le Presidente expliquait à Philippe que sa fille n’avait pas l’habitude du taxi.
— Tu lui as dit de rebrousser chemin ? demanda Lina lorsque son amant l’eut rejointe…
— Non.
— Alors, dis-lui. Tu es parfait en infirmier, mais nous ne sommes pas en ambulance.
— Ecoute, Lina…
— Dis-lui ! l’interrompit-elle durement.
Quelque chose grinça dans le cœur de Philippe. Cela ressemblait à un coup de frein. À ce moment-là, il se souvint de celui qu’il avait donné avant de plonger dans le mur couvert d’affiches. Il avait été tout surpris, le lendemain, d’en lire les traces sur la route, mais maintenant il se le rappelait parfaitement.
— On n’a pas le droit de faire ça, Lina, dit-il. Alors on ne le fera pas !
Giuseppe démarrait. Sirella se blottit contre la portière, la joue appuyée à la vitre. Elle paraissait calmée. Le Presidente roula lentement au début, interrogeant sa fille à tout bout de champ. Elle hochait la tête à chacune de ses questions de façon rassurante. Les nausées s’estompaient. Bientôt, le médicament agissant, elle se sentit tout à fait bien. Alors le Presidente accéléra et se mit à chanter.
CHAPITRE V
Il chanta « Santa Lucia » ; il chanta « O sole mio » et bien d’autres canzonettes. Le Signor Presidente avait retrouvé tout son entrain. Lorsqu’il eut épuisé son répertoire, il attaqua « Paris, c’est une blonde », plusieurs tons trop bas et dans un français si écorché que Lina éclata de rire. Giuseppe s’interrompit alors et se tourna vers ses passagers. Il souriait, mais son regard était plein de gravité. Il posa une question à Philippe qui y répondit par un haussement d’épaules.
— Que dit-il ? demanda sa compagne.
— Il demande pourquoi les Français ne chantent pas.
Le Presidente dit encore que c’était dommage parce que chanter rend heureux et qu’ensuite c’est parce qu’on est heureux qu’on chante. Philippe traduisit. Lina approuva.
— Il a raison, Philippe. Pourquoi n’essaierions-nous pas ?
— On va fabriquer, objecta le garçon. Chez eux, ça coule naturellement. Ils s’en foutent de chanter juste ou pas ; ils sont sans complexes. Nous, nous allons tout de suite faire un numéro. Nous avons trop le sens critique !