Vladimir Mikhanovski
Referme la boîte de Pandore
Le Dr. Anton Van Clepsydre observait, avec une indicible exaltation, la verticale nébuleuse oblon-gue qui se formait lentement au fond du conteneur transparent.
Cela faisait des décennies qu’il guettait cet instant. Avant, l’expérience échouait invariablement. Les chaînes protéiques se disloquaient sans pouvoir atteindre la complexité requise. Le déchiffreur d’information héréditaire tombait en panne. Au moment le plus inopportun, sur les cinq cent mille circuits triggers, l’un d’eux se déconnectait, ou bien une cellule photo-électrique grillait, ou encore, enfin, la coordination des appareils se déréglait. Rien à faire ! L’installation de Van Clepsydre était trop compliquée. Personne ne s’était jusqu’alors fixé d’objectif aussi hardi. Le chercheur projetait, ni plus ni moins, d’élever dans un milieu protéique son propre sosie. Oui, absolument. D’obtenir, à partir d’aminoacides complexes, un être absolument identique, âgé de quarante-quatre ans, au nez crochu, aux sourcils touffus et à la démarche plongeante. Habitué à fumer la nuit et à se faire le matin un café très fort. Ayant la fâcheuse habitude de réprimander ses collaborateurs.
En principe, ce n’était pas impossible. Il y avait le matériau, les différentes molécules protéiques. Il y avait aussi les champs de forces dirigés, qui pouvaient canaliser le mouvement des molécules dans n’importe quel sens, les regroupant selon une forme choisie d’avance. Enfin, il y avait le programme, le scientifique lui-même. De la sorte, était réunie toute l’information nécessaire à la construction d’un nouvel organisme, soigneusement enregistrée sur les spirales de la mémoire héréditaire. Les spirales étaient cachés au plus profond des cellules qui, dans leur totalité, composaient l’honorable docteur Anton Van Clepsydre.
Les appareils n’avaient pas de peine pour lire cette information sans détruire les cellules. Fait-on du mal à un îlot lointain en l’examinant avec une grosse jumelle ? C’est ailleurs que c’était difficile : faire fonctionner l’installation selon le programme, faire en sorte que chaque molécule prenne sa place. Au moindre écart, la construction s’écroulerait comme un château de cartes. C’est ce qui, en fait, se produisait chaque fois que le processus de synthèse parvenait à une barrière invisible. Instantanément, le processus qui s’opérait mystérieusement au fond du conteneur se brouillait, les molécules égarées commençaient à se heurter en désordre, butant contre tous les obstacles qu’elles rencontraient sur leur chemin.
Considérant alors l’écran du microscope électronique qui permettait d’observer les molécules, Van Clepsydre se rappelait toujours le tableau « Champ de bataille », qui l’impressionna beaucoup dans son enfance. Au centre, au sommet d’une colline couverte de cadavres, se tenait le roi, le menton appuyé sur le pommeau de son épée, plongé dans ses réflexions. A l’arrière-plan, souriait caustiquement la vieille Mort, avec une énorme faux ébréchée.
Le roi, c’était lui, le docteur Van Clepsydre. Les soldats morts étaient les molécules protéiques. Mais qu’est-ce qui jouait le rôle de la Faucheuse ?
Le bonheur n’en finit pas moins par sourire au savant. Il doit exister une récompense pour les souffrances que nous endurons. Seulement, ne touchons pas à la théologie, qui ne laissait pas indifférent Van Clepsydre, car cela nous détournerait de notre sujet. Toujours est-il que ce soir la fameuse barrière a été franchie, alors que le mystère, dans la profondeur transparente, continuait de s’effectuer rigoureusement d’après le programme, ce que signalaient avec un bel ensemble des aiguilles de tous les cadrans des appareils.
Au demeurant, le docteur comprenait parfaitement que l’œuvre divine n’y était pour rien. Même si Dieu avait mis la main au succès de la synthèse, son nom devait être la chance. C’est que même les appareils hypersensibles ne pouvaient pas créer, avec une précision absolue, le champ de tension nécessaire, toutes ses innombrables courbures et dépressions, ses pics et ses éventuels trous où devaient rouler les molécules protéiques. Chaque fois, entrait en jeu l’« effet de tremblement », qui réduisait à néant les efforts du dispositif de programmation. De tels écarts infiniment petits par rapport au programme étaient incontrôlables. De toute évidence, à un certain moment très bref, ils se sont ramenés à zéro, se sont annihilés mutuellement et cela a suffi pour que soit franchie la dangereuse limite à la réaction de synthèse. On peut dire que Van Clepsydre avait décroché le gros lot.
Le docteur s’essuya le front. Craignant de soupirer, il scrutait le fond du conteneur, où grandissait lentement la nébuleuse oblongue.
Il rajusta ses lunettes et débrancha le microscope électronique, devenu inutile. Le dîner posé sur une table du laboratoire était froid depuis longtemps, mais Anton n’avait plus faim. Ses pensées se trouvaient là où, baignée par des flux de solution biologique, croissait et se condensait d’heure en heure la nébuleuse. Celle qu’il avait vainement rêvé de voir pendant des années.
Il regarda autour de lui. Curieux, mais tout avait le même aspect que d’habitude. Le terne panneau d’éclairage, un pupitre taché, les murs à la peinture écaillée… Comme si une grandiose révolution n’était pas en train de s’opérer en biologie. Comme si, dans une heure et demie, ne devait pas sortir du conteneur le sosie du docteur Anton Van Clepsydre. Que serait pour lui Van Clepsydre ? Son père ? Dieu qui l’aura modelé à partir de la poussière ? Ou bien il s’avérera qu’ils sont tout simplement des jumeaux se comprenant à demi-mot ?
La nébuleuse revêtait progressivement les contours d’un corps humain. La tête était sombre, le tronc l’était moins. C’étaient les cheveux qui poussaient le plus vite. Le corps était encore à moitié transparent que la tête du sosie était déjà ornée de belles mèches blanches, tout à fait comme chez Van Clepsydre.
Le chercheur sursauta. Un objet bizarre commença à prendre forme sur les yeux de son frère protéique. Van Clepsydre eut un frisson. Le processus de synthèse dévierait-il une fois de plus ? Et ce alors que tout semblait s’arranger. Donc, il faudra détruire celui-ci aussi. Ce qui signifie de nouvelles nuits blanches dans la fumée des cigarettes, des jours fébriles remplis d’un seul désir : mener à bien l’affaire de sa vie. Et la vieillesse n’est plus très loin…
Faut-il l’avouer ? Dans son for intérieur, le docteur Van Clepsydre rêvait d’un ami et d’un aide qui sortirait du conteneur et réchaufferait fraternellement la solitude de sa vieillesse.
Mais qu’est-ce donc que cette curieuse excroissance ? Posant sa main sur la manette rugueuse du pupitre, Anton regardait attentivement à se faire mal aux yeux. Il suffisait de tourner la manette pour inverser le processus en cours derrière la paroi en plastique. A moitié fermé, l’organisme commencerait à se désintégrer. La nébuleuse fondrait et, après un moment, la solution du conteneur redeviendrait impeccablement pure…
Cependant, l’objet étrange collé aux yeux du sosie protéique prenait des contours de plus en plus nets. Van Clepsydre trouva que ces deux cercles unis par un mince fil ne lui étaient pas inconnus. Où a-t-il donc pu voir un objet pareil ? Les lunettes ! lui vint-il à l’esprit. Mais oui, c’étaient les mêmes lunettes que celles qui chevauchaient son nez. Le déchiffreur avait copié, avec une application stupide, les lunettes elles aussi, jugeant, non sans raison, qu’elles étaient un appendice indispensable de l’être appelé Anton Van Clepsydre.
Anton soupira avec soulagement et retira sa main de la manette, déjà chauffée par ce contact. Tout est en ordre, le processus se déroule normalement. Il vivra, son frère protéique Antonito (prénom qu’il avait donné d’avance à son pupille). Et si Antonito a des lunettes toutes faites, c’est tant mieux : on n’aura pas à en acheter. Il aurait fallu le faire forcément, Antonito, en tout point identique à Anton, devait notamment être myope comme une taupe.