« A quel titre Antonito vivra-t-il chez moi ? pensa soudain le scientifique. Bien sûr, il faudra le déclarer à la police. Seulement, comment expliquer son origine à ces imbéciles ? Leur dire qu’Antonito a été élevé dans un conteneur ? Non, ce genre de franchise ne peut rien apporter de bon. » Le professeur Petrucci, de Milan, avait eu dans le temps un tas d’ennuis en faisant des expériences sur la création artificielle d’organismes humains. Le Vatican faillit le manger tout cru ! Certes, sa méthode se distingue de celle de Petrucci, mais qui voudra l’analyser ?
Observant la silhouette immobile, le docteur eut un accès de résolution. Il doit y avoir une issue. Il lui fera délivrer quand même un permis de séjour. On peut essayer… Van Clepsydre fourra la main dans la poche où il mettait son porte-monnaie. Ou bien inventer une histoire crédible. Par exemple, un frère est venu le voir. D’autant plus qu’ils se ressembleront comme deux gouttes d’eau.
Le sosie avait l’air presque complet. Le docteur savait qu’un travail gigantesque s’effectuait sous la fine peau : les neurones constituent de longues chaînes, les fibres des muscles se soudent, les vaisseaux sanguins se ramifient. Les artères sont déjà prêtes à accueillir le flux vivifiant. Bientôt, du sang y coulera, et on sait déjà de quel groupe il sera… Oui, dans une quarantaine de minutes, le cœur d’Anto-nito démarrera. Le conteneur se videra de la solution physiologique et le docteur Van Clepsydre ouvrira la vanne de sortie. Pour la première fois depuis que, à l’âge de quatorze ans, il franchit le seuil du laboratoire.
Le docteur ne se sentait pas l’âme sereine. La mémoire, serviable, lui fournit, mal à propos, un passage de la récente loi contre le recel d’éléments subversifs. Et si ces types s’avisaient de vérifier les origines de son frère ?… Naturellement, ils ne trouveront aucun passé à Antonito, et, automatiquement, il sera classé comme suspect… Donc, il sera arrêté. Et que fera-t-on du docteur ? Van Clepsydre vit défiler devant lui une série d’images : convocations, interrogatoires, courtoisie doucereuse des fonctionnaires de la police, leurs regards investigateurs : « Donc, vous dites que cet homme est votre frère venu vous rendre visite ? Vous maintenez vos dires ? Or, d’après les renseignements qui nous sont parvenus… » Puis ce sera, logiquement, la perquisition à son domicile. Et ensuite ?
Plus le brouillard se raréfiait autour du corps immobile d’Antonito, toujours noyé dans la solution vivifiante, plus les nuages s’épaississaient sur les lendemains du docteur Van Clepsydre. Et puis, cette manifestation pour les droits de l’homme… Quel diable l’avait poussé à s’y joindre ? C’était vieux, ça, mais la police devait savoir conserver les anciens films. Recel d’inconnu, manifestation… Tout collait.
Les images de l’avenir étaient si vivantes que le docteur secoua la tête pour les chasser.
Et pourtant, il ne peut pas ne pas y avoir d’issue. En fin de compte, dans un premier temps, on pourrait ne pas déclarer Antonito, mais tout simplement le cacher. Ou, mieux encore, le charger d’une tâche banale. Ils seront tout de même indiscernables. Il faudra uniquement faire en sorte que le personnel ne les voie pas ensemble. Plus tard, on verra.
Un personnage légèrement voûté se tenait au fond du conteneur cubique. Le docteur se mit debout pour constater qu’ils étaient de même taille. Le corps du sosie était enveloppé d’un petit nuage irisé semi-transparent : une espèce d’échafaudage qu’on n’avait pas encore enlevé.
Anton ne pensait pas qu’il fût aussi voûté. « C’est à cause du microscope auquel je suis tout le temps rivé. On est plié en trois, et voilà le résultat », pensa le docteur en se redressant.
Il fit quelques pas feutrés sur le doux plastique laineux. Supposons qu’il ne déclare pas Antonito. Et que les limiers de la police ne retrouvent pas sa piste. Mais est-ce qu’Antonito, le pupille du docteur, sera exactement tel que Van Clepsydre se l’imagine maintenant ? Admettons même qu’il soit une copie conforme du docteur. Est-ce bien ? Ça dépend… Il n’est pas un ange, loin s’en faut. Qui le sait mieux que le docteur lui-même ? Hélas, l’esprit d’insubordination et l’insociabilité étaient parmi ses principaux traits de caractère… Si, un beau jour, Antonito cessait d’obéir ? Il ne sera pas si facile de le mater. Et puis, la mémoire d’Antonito conservera ce que personne ne doit savoir sur l’honorable docteur.
Van Clepsydre crut deviner que les joues du sosie avaient commencé à rosir. Déjà ?… Si vite que ça ? Il regarda sa montre. Non, il restait vingt minutes encore avant la connexion du cœur…
Et si Antonito était un peu plus ambitieux que lui, son créateur ? On ne mesure l’ambition avec aucun appareil. Dans ce cas-là, il ne lui sera pas difficile d’écarter son « jumeau ». C’est tout simple : ils sont identiques. Tous les desseins scientifiques du docteur, tout ce à quoi il travaille sera connu d’Antonito. Quant à la ténacité, il n’aura pas à en emprunter. Va prouver après que tu es bien toi. Le chef ne s’occupera pas de telles broutilles. Ce n’est pas son genre.
Oui, si Antonito s’avise de l’évincer, il n’en réchappera pas. Et c’est très probable. Le plus souvent, les gens qui se ressemblent sont en mauvais termes, de même que ceux qui ont des prétentions analogues. En l’occurrence, ces deux caractéristiques atteignaient un degré incroyablement élevé. « En réalité, cela fera deux postulants identiques à une place », pensa le docteur, ému.
Plus que dix minutes !
« Oui, mais, si identiques que nous soyons, c’est moi qui décide ici, au service biologique, tentait de se calmer le docteur. Au besoin, il ne sera pas difficile de lui serrer la vis. »
« Hum, serrer la vis, objecta la voix intérieure. Autant le faire à soi-même. Essaye un peu de serrer la vis à quelqu’un qui connaît par cœur tous tes secrets. Et je ne parle pas que des secrets. Toutes tes pensées, toutes tes intentions cachées, il les connaîtra par le menu, cet Antonito. Donne à un tel gaillard un brin de bassesse, et il te vendra à chaque coin de rue. »
Le front du docteur se couvrit de sueur. Avec un drôle de sentiment, il dévisageait son prototype, autour duquel fondaient les derniers tourbillons de brouillard.
Anton Van Clepsydre se souvint soudain d’une légende ancienne. Quelqu’un avait fait venir un esprit, mais n’avait pu le maîtriser. « Ce sera aussi le cas d’Antonito, pensa fébrilement le docteur. Il chassera impitoyablement son auteur et occupera sa place. Pourquoi pas ? C’est élémentaire. Il dirigera les expériences — mes expériences ! —, commencera à donner des ordres à mes collaborateurs… A cette allure-là, nous finirons par échanger nos places ? ! »
Sans réaliser complètement ce qu’il faisait, n’écoutant qu’une impulsion subite, le docteur poussa la manette sur le tableau jusqu’à la limite. Sa main semblait manœuvrer toute seule. « Qu’est-ce que j’ai fait ? » s’épouvanta Van Clepsydre, mais sa voix intérieure jubilait et lui affirmait que cette fois-ci tout serait en ordre.
Avec un infini soulagement, le docteur fixait du regard le fond du cube brillant, où fondait lentement la nébuleuse oblongue…