La confiance plaît toujours à celui qui la reçoit: c'est un tribut que nous payons à son mérite; c'est un dépôt que l'on commet à sa foi; ce sont des gages qui lui donnent un droit sur nous, et une sorte de dépendance où nous nous assujettissons volontairement. Je ne prétends pas détruire par ce que je dis la confiance, si nécessaire entre les hommes puisqu'elle est le lien de la société et de l'amitié; je prétends seulement y mettre des bornes, et la rendre honnête et fidèle. Je veux qu'elle soit toujours vraie et toujours prudente, et qu'elle n'ait ni faiblesse ni intérêt; je sais bien qu'il est malaisé de donner de justes limites à la manière de recevoir toute sorte de confiance de nos amis, et de leur faire part de la nôtre.
On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par le désir de s'attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets. Il y a des personnes qui peuvent avoir raison de se fier en nous, vers qui nous n'aurions pas raison d'avoir la même conduite, et on s'acquitte envers ceux-ci en leur gardant le secret, et en les payant de légères confidences. Il y en a d'autres dont la fidélité nous est connue, qui ne ménagent rien avec nous, et à qui on peut se confier par choix et par estime. On doit ne leur rien cacher de ce qui ne regarde que nous, se montrer à eux toujours vrais dans nos bonnes qualités et dans nos défauts même, sans exagérer les unes et sans diminuer les autres, se faire une loi de ne leur faire jamais de demi-confidences; elles embarrassent toujours ceux qui les font, et ne contentent presque jamais ceux qui les reçoivent: on leur donne des lumières confuses de ce qu'on veut cacher, on augmente leur curiosité, on les met en droit d'en vouloir savoir davantage, et ils se croient en liberté de disposer de ce qu'ils ont pénétré. Il est plus sûr et plus honnête de ne leur rien dire que de se taire quand on a commencé de parler.
Il y a d'autres règles à suivre pour les choses qui nous ont été confiées. Plus elles sont importantes, et plus la prudence et la fidélité y sont nécessaires. Tout le monde convient que le secret doit être inviolable, mais on ne convient pas toujours de la nature et de l'importance du secret; nous ne consultons le plus souvent que nous-mêmes sur ce que nous devons dire et sur ce que nous devons taire; il y a peu de secrets de tous les temps, et le scrupule de les révéler ne dure pas toujours.
On a des liaisons étroites avec des amis dont on connaît la fidélité; ils nous ont toujours parlé sans réserve, et nous avons toujours gardé les mêmes mesures avec eux; ils savent nos habitudes et nos commerces, et il nous voient de trop près pour ne s'apercevoir pas du moindre changement; ils peuvent savoir par ailleurs ce que nous sommes engagés de ne dire jamais à personne; il n'a pas été en notre pouvoir de les faire entrer dans ce qu'on nous a confié; ils ont peut-être même quelque intérêt de le savoir; on est assuré d'eux comme de soi, et on se voit réduit à la cruelle nécessité de prendre leur amitié, qui nous est précieuse, ou de manquer à la foi du secret. Cet état est sans doute la plus rude épreuve de la fidélité; mais il ne doit pas ébranler un honnête homme: c'est alors qu'il lui est permis de se préférer aux autres; son premier devoir est de conserver indispensablement ce dépôt en son entier, sans en peser les suites; il doit non seulement ménager ses paroles et ses tons, il doit encore ménager ses conjectures, et ne laisser jamais rien voir, dans ses discours ni dans son air, qui puisse tourner l'esprit des autres vers ce qu'il ne veut pas dire.
On a souvent besoin de force et de prudence pour opposer à la tyrannie de la plupart de nos amis, qui se font un droit sur notre confiance, et qui veulent tout savoir de nous. On ne doit jamais leur laisser établir ce droit sans exception: il y a des rencontres et des circonstances qui ne sont pas de leur juridiction; s'ils s'en plaignent, on doit souffrir leur plaintes, et s'en justifier avec douceur; mais s'ils demeurent injustes, on doit sacrifier leur amitié à son devoir, et choisir entre deux maux inévitables, dont l'un se peut réparer, et l'autre est sans remède.
VI. De l'amour et de la mer
Ceux qui ont voulu nous représenter l'amour et ses caprices l'ont comparé en tant de sortes à la mer qu'il est malaisé de rien ajouter à ce qu'ils en ont dit. Ils nous ont fait voir que l'un et l'autre ont une inconstance et une infidélité égales, que leurs biens et leurs maux sont sans nombre, que les navigations les plus heureuses sont exposées à mille dangers, que les tempêtes et les écueils sont toujours à craindre, et que souvent même on fait naufrage dans le port. Mais en nous exprimant tant d'espérances et tant de craintes, ils ne nous pas assez montré, ce me semble, le rapport qu'il y a d'un amour usé, languissant et sur sa fin, à ces longues bonaces, à ces calmes ennuyeux, que l'on rencontre sous la ligne: on est fatigué d'un grand voyage, on souhaite de l'achever; on voit la terre, mais on manque de vent pour y arriver; on se voit exposé aux injures des saisons; les maladies et les langueurs empêchent d'agir; l'eau et les vivres manquent ou changent de goût; on a recours inutilement aux secours étrangers; on essaye de pêcher, et on prend quelques poissons, sans en tirer de soulagement ni de nourriture; on est las de tout ce qu'on voit, on est toujours avec ses mêmes pensées, et on est toujours ennuyé; on vit encore, et on a regret à vivre; on attend des désirs pour sortir d'un état pénible et languissant, mais on n'en forme que de faibles et d'inutiles.
VII. Des exemples
Quelque différence qu'il y ait entre les bons et les mauvais exemples, on trouvera que les uns et les autres ont presque également produit de méchants effets. Je ne sais même si les crimes de Tibère et de Néron ne nous éloignent pas plus du vice que les exemples estimables des plus grands hommes ne nous approchent de la vertu. Combien la valeur d'Alexandre a-t-elle fait de fanfarons! Combien la gloire de César a-t-elle autorisé d'entreprises contre la patrie! Combien Rome et Sparte ont-elles loué de vertus farouches! Combien Diogène a-t-il fait de philosophes importuns, Cicéron de babillards, Pomponius Atticus de gens neutres et paresseux, Marius et Sylla de vindicatifs, Lucullus de voluptueux, Alcibiade et Antoine de débauchés, Capon d'opiniâtres! Tous ces grands originaux ont produit un nombre infini de mauvaises copies. Les vertus sont frontières des vices; les exemples sont des guides qui nous égarent souvent, et nous sommes si remplis de fausseté que nous ne nous en servons pas moins pour nous éloigner du chemin de la vertu que pour le suivre.
VIII. De l'incertitude de la jalousie
Plus on parle de sa jalousie, et plus les endroits qui ont déplu paraissent de différents côtés; les moindres circonstances les changent, et font toujours découvrir quelque chose de nouveau. Ces nouveautés font revoir sous d'autres apparences ce qu'on croyait avoir assez vu et assez pesé; on cherche à s'attacher à une opinion, et on ne s'attache à rien; tout ce qui est de plus opposé et de plus effacé se présente en même temps; on veut haïr et on veut aimer, mais on aime encore quand on hait, et on hait encore quand on aime; on croit tout, et on doute de tout; on a de la honte et du dépit d'avoir cru et d'avoir douté; on se travaille incessamment pour arrêter son opinion, et on ne la conduit jamais à un lieu fixe.