35. Lettre d’auteur inconnu, à Mme de Sablé. 1663.
Je vous suis infiniment obligé, Madame, de m’avoir donné la pièce que je vous renvoie, et encore que je n’aie eu que le loisir de la parcourir dans le peu de temps que vous m’avez prescrit pour la lire, je n’ai pas laissé d’en retirer beaucoup de plaisir et de profit, et une estime si particulière pour l’auteur et pour son ouvrage qu’en vérité je ne suis pas capable de vous la bien exprimer.
L’on voit bien que ce faiseur de maximes n’est pas un homme nourri dans la province, ni dans l’Université; c’est un homme de qualité qui connaît parfaitement la cour et le monde, qui en a goûté autrefois toutes les douceurs, qui en a aussi senti souvent les amertumes, et qui s’est donné le loisir d’en étudier et d’en pénétrer tous les détours et toutes les finesses. Mais outre cela, comme la nature lui a donné cette étendue d’esprit, cette profondeur et ce discernement, joint à la droiture, à la délicatesse et à ce beau tour dont il parle en quelques endroits de cet écrit, il ne faut pas s’étonner s’il a prononcé si judicieusement sur des matières qu’il avait si parfaitement connues.
Pour ce qui est de l’ouvrage, c’est à mon sens la plus belle et la plus utile philosophie qui se fit jamais; c’est l’abrégé de tout ce qu’il y a de sage et de bon dans toutes les anciennes et nouvelles sectes des philosophes, et quiconque saura bien cet écrit n’a plus besoin de lire Sénèque, ni Épictète, ni Montaigne, ni Charron, ni tout ce qu’on a ramassé depuis peu de la morale des sceptiques et des épicuriens. On apprend véritablement à se connaître dans ces livres, mais c’est pour en devenir plus superbe et plus amateur de soi-même; celui-ci nous fait connaître, mais c’est pour nous mépriser et pour nous humilier; c’est pour nous donner de la défiance et nous mettre sur nos gardes contre nous-mêmes et contre toutes les choses qui nous touchent et nous environnent; c’est pour nous donner du dégoût de toutes les choses du monde et nous en détacher, nous tourner du côté de Dieu, qui seul est bon, juste, immuable et digne d’être aimé, honoré, et servi. On pourrait dire que le chrétien commence où votre philosophe finit, et l’on ne pourrait faire une instruction plus propre à un catéchumène, pour convertir à Dieu son esprit et sa volonté; et cela me fait souvenir d’une excellente comparaison, que j’ai autrefois lue dans une épître de Sénèque: C’est une chose bien étrange, dit-il, de considérer un enfant, pendant les neuf mois qu’il demeure dans le ventre de sa mère, avant que de venir au monde; il a des yeux, et ne voit point; il a des oreilles, et il n’entend point; il ne sait ce qu’il doit devenir; il n’a aucune connaissance de la vie en laquelle il doit entrer. Que si cet enfant pouvait raisonner, n’est-il pas vrai qu’il jugerait bien que toutes ces facultés et tous ces organes ne lui sont pas donnés en vain par la nature? que puisqu’il a une bouche il ne doit pas prendre la nourriture comme une plante? que puisqu’il a des pieds, des mains et des bras, il n’est pas dans l’existence des choses pour être toujours en la forme d’une boule, parmi des ordures, dans une prison étroite et ténébreuse? et, de ces réflexions, il viendrait assurément à la connaissance de la vie qu’il doit mener sur la terre. Il en est de même, dit Sénèque, de l’état des hommes qui sont en cette vie présente, à l’égard de la future: ils ressemblent, pour la plupart, à ces enfants faibles et impuissants dont nous venons de parler; ils vivent sans réflexion; ils se laissent conduire à la coutume; ils s’abandonnent à leurs passions; mais s’ils prenaient garde qu’ils ont une âme vaste et noble qui s’élève au-dessus de la matière, qu’ils ont des puissance qui ne peuvent être remplies ni rassasiées par la possession d’aucune créature, qu’ils ont des désirs qui ne peuvent être limités ni par les lieux, ni par les temps, et qu’enfin ils ne ressentent ici que des misères au lieu de la félicité à laquelle ils aspirent naturellement, ils concluraient sans doute qu’il y doit avoir un autre monde que celui-ci, et que Dieu ne les a mis sur la terre que pour y mériter le ciel.
Mais je n’ai jamais mieux vu la force de ces raisonnements qu’après la lecture de l’écrit de votre ami, et il me semble que j’étais non seulement changé, mais encore transfiguré, pour me servir du terme de ce philosophe romain. Je n’aurais rien à souhaiter en cet écrit sinon qu’après avoir si bien découvert l’inutilité et la fausseté des vertus humaines et philosophiques, i reconnût qu’il n’y en a point de véritables que les chrétiennes et les surnaturelles. Non pas que je veuille dire qu’il n’y a point de fausses vertus parmi les chrétiens, ou que ceux qui en ont de véritables les aient parfaites et sans mélange de vanité ou d’intérêt; je ne sais que trop par expérience la malignité et les ruses de la nature corrompue; je sais que son venin se répand partout, et qu’encore qu’elle ne règne et ne domine pas dans les âmes solidement dévotes, elle ne laisse pas d’y vivre, d’y demeurer, et se remuer et se débattre souvent, pour se remettre au-dessus de la raison et de la grâce. Mais il faut demeurer d’accord qu’un homme vivant selon les règles de l’Évangile peut être dit véritablement vertueux, parce qu’il ne vit pas selon les maximes de cette nature dépravée et qu’il n’est point esclave de sa cupidité, mais qu’il vit selon les lois de l’esprit et de la raison, et que s’il commet quelquefois des fautes, en faisant même le bien, comme il ne se peut faire autrement, il en tire des motifs et des occasions continuelles de mépris de soi-même, d’humilité, et de soumission à la justice et à la providence de Dieu; et c’est ce qui fait voir la nécessité de la pénitence chrétienne, qui a été une vertu inconnue à la philosophie