V. Lettre relatant un entretien de la Rochefoucauld avec le chevalier de Méré
49. Lettre du chevalier de Méré à Madame la duchesse de***. Date inconnue.
Vous voulez que je vous écrive, Madame; et vous me l’avez commandé de si bonne grâce et si galamment que je n’ai pu vous le refuser. Mais ce qui m’a engagé à vous le promettre me devrait empêcher de vous le tenir. Car je vois par là que vous êtes si délicate en agrément qu’il faut qu’une chose, pour être à votre goût, soit excellente et d’un prix bien rare. Aussi, Madame, je ne vous écris pas tant par l’espérance de vous plaire que par la crainte de vous désobéir. Et peut-être qu’il serait encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous rien dire d’agréable. Quoi qu’il en soit, vous me donnez le moyen de me sauver de l’un et de l’autre, en m’ordonnant de vous rapporter la conversation que j’eus avant-hier avec M. de La Rochefoucauld; car il parla presque toujours, et vous savez comme il s’en acquitte. Nous étions dans un coin de chambre tête à tête à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venait dans l’esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux, où l’adresse et la délicatesse s’étaient épuisées. «Mon Dieu! me dit-il, que le monde juge mal de ces sortes de beautés! Et ne m’avouerez-vous pas que nous sommes dans un temps où l’on ne se doit pas trop mêler d’écrire?» Je lui répondis que j’en demeurais d’accord, et que je ne voyais point d’autre raison de cette injustice, si ce n’est que la plupart de ces juges n’ont ni goût ni esprit. «Ce n’est pas tant cela, ce me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d’envieux et de malin qui fait mal prendre ce qu’on écrit de meilleur. – Ne vous l’imaginez pas, je vous prie, lui répartis-je, et soyez assuré qu’il est impossible de connaître le prix d’une chose excellente sans l’aimer, ni sans être favorable à celui qui l’a faite. Et comment peut-on mieux témoigner qu’on est stupide et sans goût que d’être insensible aux charmes de l’esprit? – J’ai remarqué, reprit-il, les défauts de l’esprit et du cœur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connaissent que par là pensent que j’ai tous ces défauts, comme si j’avais fait mon portrait. C’est une chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. – Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie qui laissa tant de beaux ouvrages, tant de chefs-d’œuvre d’esprit et d’invention, comme une vive lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis. Mais parce qu’il était persuadé qu’on n’est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la douleur, ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour, on l’a regardé comme l’auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien que la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. – Je serais assez de son avis, me dit-il, et je crois qu’on pourrait faire une maxime que la vertu mal entendue n’est guère moins incommode que le vice bien ménagé. – Ha Monsieur! m’écriai-je, il s’en faut bien garder, ces termes sont si scandaleux qu’ils feraient condamner la chose du monde la plus honnête et la plus sainte. – Aussi n’usé-je de ces mots, me dit-il, que pour m’accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom de vice à la vertu, et celui de vertu au vice; et parce que tout le monde veut être heureux, et que c’est le but où tendent toutes les actions de la vie, j’admire que ce qu’ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m’étonne pas que ce grand homme ait eu tant d’ennemis; la véritable vertu se confie en elle-même; elle se montre sans artifice et d’un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux honnêtes gens aussi bien que les faux dévots ne cherchent que l’apparence, et je crois que dans la morale Sénèque était un hypocrite et qu’Épicure était un saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l’esprit; c’est de là que procède la parfaite honnêteté, que je mets au-dessus de tout, et qui me semble à préférer pour l’heur de la vie à la possession d’un royaume. Ainsi j’aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice. Mais selon mon sens, pour être effectivement vertueux, au moins pour l’être de bonne grâce, il faut savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout et donner l’avantage aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle à mon gré la plus certaine pour ne pas douter si une chose est en perfection, c’est d’observer si elle sied bien à toutes sortes d’égards; et rien ne me paraît de si mauvaise grâce que d’être un sot ou une sotte, et de se laisser empiéter aux préventions. Nous devons quelque chose aux coutumes des lieux où nous vivons pour ne pas choquer la révérence publique quoique ces coutumes soient mauvaises; mais nous ne leur devons que de l’apparence il faut les en payer, et se bien garder de les approuver dans son cœur de peur d’offenser la raison universelle qui les condamne. Et puis, comme une vérité ne va jamais seule, il arrive aussi qu’une erreur en attire beaucoup d’autres. Sur ce principe qu’on doit souhaiter d’être heureux, les honneurs, la beauté, la valeur, l’esprit, les richesses et la vertu même, tout cela n’est à désirer que pour se rendre la vie agréable. Il est à remarquer qu’on ne voit rien de pur ni de sincère, qu’il y a du bien et du mal en toutes les choses de la vie, qu’il faut les prendre et les dispenser à notre usage, que le bonheur de l’un serait souvent le malheur de l’autre, et que la vertu fuit l’excès comme le défaut. Peut-être qu’Aristide l’Athénien et Socrate n’étaient que trop vertueux, et qu’Alcibiade et Phédon ne l’étaient pas assez; mais je ne sais si pour vivre content, et comme un honnête homme du monde, il ne vaudrait pas mieux être Alcibiade et Phédon qu’Aristide ou Socrate. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux, mais une seule suffit pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de l’esprit et du corps qui rendent la vie douce et plaisante, comme les douleurs de l’un et de l’autre la font trouver dure et fâcheuse. Le plus heureux homme du monde n’a jamais tous ces plaisirs à souhait. Les plus grands de l’esprit, autant que j’en puis juger, c’est la véritable gloire et les belles connaissances; et je prends garde que ces gens-là ne les ont que bien peu, qui s’attachent beaucoup aux plaisirs du corps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers, sujets au dégoût et pas trop à rechercher, à moins que ceux de l’esprit ne s’y mêlent. Le plus sensible est celui de l’amour, mais il passe bien vite si l’esprit n’est de la partie. Et comme les plaisirs de l’esprit surpassent de bien loin ceux du corps, il me semble aussi que les extrêmes douleurs corporelles sont beaucoup plus insupportables que celles de l’esprit. Je vois de plus que ce qui sert d’un côté nuit d’un autre; que le plaisir fait souvent naître la douleur comme la douleur cause le plaisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et plus encore de notre conduite.» Je l’écoutais doucement quand on vint nous interrompre, et j’étais presque d’accord de tout ce qu’il disait. Si vous me voulez croire, Madame, vous goûterez les raisons d’un si parfaitement honnête homme, et vous ne serez pas dupe de la fausse honnêteté.