Il est toujours dans l’encadrement de la porte, monseigneur Prendurond, mais pas seul.
Spontinini s’y trouve également, pile derrière lui. Il lui tient un charmant pistolet appuyé contre la nuque.
Et il est debout, le vieux truand.
T’entends bien ? De-bout !
Seulement, ça, pour tout te dire, c’est ce qui m’épate le moins, car la première fois que j’ai perquisitionné ici, tu te souviens qu’un truc m’a fait tiquer ?
Il s’agissait d’une paire de mocassins aux semelles éraflées. Or, un pauvre monsieur rivé dans son fauteuil d’infirme use davantage sa patience que ses souliers.
Exact ?
Le moment qui succède est riche d’enseignement. Pour moi du moins.
Et aussi, probable, pour mon pote Perruchieri, puisqu’il nous révèle qu’on ne doit pas considérer comme endormi un tigre aux yeux fermés.
Là, chapeau, il nous a possédés, tout grands malins-super-cracks que nous sommes.
Et il le dit d’ailleurs, avec ambage :
— Alors, on me prend pour un enfant ?
Sa protestation. Sa rebuffade d’homme fort qui n’admet pas qu’on puisse croire à son affaiblissement.
— Commencez par lever les mains, madame et monsieur ! nous lance-t-il.
Il vient de m’appeler « madame ». Donc, tout fortiche qu’il soit, il ne se doute pas de ce que je trimbale dans mon Eminence. Toujours ça d’acquis. Tu verras l’avantage de cette supercherie tout à l’heure : j’ai mon plan. Mais mollo, chaque rose en son champ.
John se résigne à choper les nuages. J’agis pareillement. Ça donne un peu de satisfaction à Spontinini. Il s’avance en traînant tout de même la patte, poussant le terrifié Fornicato devant lui de la pointe de son feu. Il a dû bouffer des flageolets, le seigneur comte, la manière qu’il trembille sur ses fondations. La tour de Pise, il interprète ; au cours d’un séisme. Il parcourt deux mètres. Puis le gangster s’assoit. Et Fornicato reste planté devant lui, tout pendant, breloqueux, mort et vif à la fois, fou de navrance, se pleurant déjà, sachant qu’il aura du mal à admirer le clair de lune, ce soir, dans les eaux des canaux vénitiens.
— Vous êtes d’une naïveté touchante, mon cher comte, attaque le forban. Votre insistance à nous offrir du champagne, à vouloir que nous portions un toast au succès de notre entreprise « tous ensemble ! » préconisiez-vous. C’est d’une sottise, d’un infantilisme. Bien entendu j’ai seulement fait semblant de boire. Et, quand j’ai vu s’écrouler Marika et Steve, je me suis hâté de faire comme eux. Idiot ! Cher jeune idiot ! Vous n’êtes décidément qu’un bricoleur, mon pauvre ami. Une lamentable pédale.
« Déjà je n’ai pas aimé ce coup de téléphone mystérieux qui vous a fait quitter précipitamment la maison. Non plus que votre faux enjouement lorsque vous y êtes revenu. Mon Dieu, si je n’avais pas eu plus de self-control que vous au cours de ma vie, comme je serais mort depuis longtemps, si vous saviez ! Bien, éclaircissons un peu la situation ; qui sont ces gens, Fornicato ? »
Le bon comte (qui fait les bons salamis) glapit :
— Des agents de la C.I.A., monsieur Spontinini, ils savent tout à propos du coffre et de… San-Antonio. Ils m’ont forcé à vous administrer un soporifique pour…
Carlo Spontinini sourit. C’est cette même expression miséricordieuse qu’il m’a adressée sur le barlu, naguère. Cet éclat de bonté sadique, annonciateur de funestes décisions.
— Comme si l’on pouvait forcer quelqu’un à droguer quelqu’un d’autre. Passez-moi votre briquet, minable déchet !
— Oui, oui…
Et le comte s’empresse, tend fébrilement au truand un Dunhill en jonc mastar. Son geste traduirait son délabrement moral s’il en était besoin.
— Venez vous agenouiller devant moi, monsieur le comte.
L’autre cesse de respirer. Il ne pensait pas que « cela allait être pour tout de suite ». Il n’était pas prêt. D’ailleurs est trop froussard pour l’être jamais…
Le gangster insiste d’une brève mimique. On ne résiste pas à cette injonction de coordination, surtout lorsqu’on est une chiffe molle. Aussi, le comte obtempère-t-il, ma chère dame, tel que je vous le cause. Il se place à genoux, face à Spontinini.
— Je vous demande de ne pas bouger, dit celui-ci. Sinon, mon bon ami, au plus léger mouvement, je vous logerai une balle ici.
Il appuie un point précis du ventre de Fornicato, entre foie et estomac.
— Vous mettriez des heures à mourir. D’une seule balle à bout portant. Dans les premières minutes on n’éprouve pas grand-chose, mais cela devient vite extrêmement pénible, puis intolérable. Et il est terrible de subir pendant des heures l’intolérable. Compris ?
Un castagnettage de dents lui répond.
De sa main gauche, la droite nous braquant, il bat le briquet et approche la flamme de la belle chevelure ondulée (les vaches aussi) du comte. Ça se met à puer le cramé, le cochon brûlé. Un comte ! Si c’est pas malheureux, dis ! Les tifs à Fornicato flambent comme de la paille. Avec la laque qu’il se vaporise dessus, ça les rend particulièrement inflammables. Tu verrais ce brasier. Le comte porte les deux mains à son ex-tignasse pour se calmer l’incendie de pinède.
— Ah ! vous avez bougé ! fait Spontinini. Et il lui loge une praline dans le baquet.
Et alors le spectacle devient vraiment navrant, je te conjure de le croire. Ce beau jeune homme dont la tête est couronnée de flammes, et qui reste assis sur ses talons avec son pauvre ventre éclaté, plein de sang déjà, et de tripaille en baguenaude, oh, Seigneur, quelle misère !
Spontinini a empoché le briquet.
S’est levé pour changer de siège. Il opte pour un fauteuil plus confortable. S’y installe, croise ses jambes peu fiables malgré tout et nous considère avec une grande gravité.
— Eh bien, dit-il, il va falloir que nous nous expliquions, n’est-ce pas ? Pour quelle raison la C.I.A. me fait-elle l’honneur de s’intéresser à moi ?
Perruchieri est l’homme des situations chaudes. Il ne s’émeut pas. Ne jette même pas un regard apitoyé à Fornicato qui vient de s’abattre sur le côté et qui gémit à fendre l’âme d’une bûche en cœur de chêne.
— Vous ne vous en doutez pas un peu, Spontinini ? se contente-t-il de répondre.
Le vieux misérable a un haussement d’épaules.
— Ma vie est riche, dit-il.
— Le docteur Funchmeiner.
— Ah bon !
C’est tout. Il a pigé. Rien à ajouter. Il s’agit d’un sommaire échange entre deux parties agissantes.
— La C.I.A. tient tellement à cette arme ? questionne Spontinini.
— A preuve.
— Moi aussi.
Perruchieri fait la moue.
— Il va pourtant bien falloir trouver une solution.
— Je crois l’avoir trouvée, assure l’Italo-Américain à l’Américano-Italien.
C’est crevant, dans le fond : ces deux mecs ont la même origine et font des carrières presque semblables, sauf que l’un est gangster et l’autre policier, mais existe-t-il une tant grande différence entre ces deux professions ? Ne sont-elles pas admirablement complémentaires au contraire ?
— Ah oui ? interroge Perruchieri.
Spontinini avance son arme de quelques centimètres dans notre direction.
— Ça.
Mon pote Johnny ne se démonte pas.
— Allons, voyons, Spontinini, vous vous doutez bien que la maison mère ne lâcherait pas le morceau pour autant. Votre addition n’en serait que plus salée.
— Pas sûr. Vos patrons ne sont pas des sentimentaux. Quelle que soit l’estime en laquelle ils vous tiennent, ils se rangeront toujours sous la bannière du réalisme. Comprenez deux choses, vieux : primo, pour l’instant vous m’encombrez et je vous élimine ; secundo, j’ai une monnaie d’échange qui me permettra, le moment venu, d’acheter ma tranquillité.