Je me jette au sol, plouf !
Quatre dixièmes de seconde avant que décarre son chargeur. La belle envolée ! Quel massacre pour les œuvres d’art du comte. Bris comte Robert. Pulvérisation de statuettes, crevaison de toiles, anéantissement de miroirs de tu sais où ? Venise ! Je plains la compagnie d’assurances qui va devoir rembourser la casse. Y en a pour des piastres, et avec cette pauvre lire qui vaut des févettes, maintenant tout ça doit être garanti en dollars ou en francs suisses, j’espère pour les héritiers de Fornicato.
Bon, je vais essayer quoi pour m’amortir ? Il va corriger son tir, Barbapoux, me plomber recta au plancher. D’un élan je me précipite près de Spontinini. Une prune me siffle à l’oreille. Qu’est-ce à dire ? Elle m’arrive de par-derrière. Un cri la ponctue. Un « Ahhhhrr ». Ça fait une courte diversion. J’ai pas le temps de tout bien piger. Ce que je sais, c’est que le Mystérieux m’oublie un instant pour défourailler ailleurs. Et alors j’ai le temps de regarder et de comprendre ce qui se passe. Mon copain Johnny a repris connaissance. Comme il avait toujours en main le feu de Spontinini, il s’en est servi pour rectifier le vieux. Papa Carlo a dégusté l’une de ses propres bastos en pleine poitrine. Et il tousse sa garce de vie à fendre l’âme (pas la sienne, s’il en avait une, ça se saurait !). Surpris, le barbu a balancé son reste de potage sur Perruchieri, lequel a tout pris en pleine poire, ce qui l’a rendu mort instantanément. Au déclic de l’arme au barbu, je pige qu’elle est à recharger.
Alors on va fêter mon prix Nobel de vengeance. Je suis déjà debout. Et je bondis sur le salaud homicidaire, qui s’amuse à me tuer mes copains. Je le boxe de tout mon corps, sans lâcher les deux pistolets qui font office de coup-de-poing américain. Sa frite se transforme en un clin de tu sais quoi ? Oui : d’z’yeux. Le chapeau roule au sol, démasquant une calvitie irrécupérable. Ses lunettes sont concassées dans ses cavités orbitales. Je cogne de plus en plus vite, de plus en plus fort. Je cogne pour Béru, je cogne pour Johnny. Vlan, vlan, poum, bing, tchlaof !
Et t’éclatent ses lèvres, t’aplatit son nez, t’arrachent ses oreilles, te tuméfient ses pommettes. Encore ! Tiens, prends ! Quoi ? Lui subsistent des dents ? Ah, pas de ça, Lisette. Cric croc ! Crocs blancs ! Crache ! Il va pour écrouler, alors je le maintiens vertical en l’appuyant contre le mur de mon poing gauche, tandis que le droit continue de le « démandibuler ». Ensuite c’est au tour de ses gencives. Je veux pas qu’il puisse bouffer avant la restauration de Venise. Il prendra ses repas au goutte-à-goutte.
Ce sera pain bénit, comme dit ma Félicie.
C’est la survenance de Marika qui me stoppe. Sinon je le mettrais en charpie, et même en Charpini. La jeune femme a l’œil trouble.
Pourtant elle trouve le moyen de s’écrier, devant le cadavre de Spontinini qui vient de passer (outre) :
— Oh, non ! C’est pas possible ! On n’a pas fait ça !
Je laisse tomber le Mystérieux, au propre, au sale et au figuré. Me retourne fou furax contre la gonzesse.
— Bougre de petite salope, vous y teniez, hein, à votre vieux birbe ? Amoureuse de cette incarnation du diable, une fille comme vous, merde !
Elle secoue la tête.
— Mais non, espèce d’abruti, je le détestais au contraire ! Mais vous avez tout gâché ! Tout gâché ! Tout gâché !
— J’ai gâché quoi ? bredouille l’exquis Santo-nionio, ahuri devant une réaction aussi inattendue.
Elle a un regard ultra-flétrisseur, puis murmure :
— Pauvre con !
Y en a qui tolèrent, moi pas.
Et ne peux pas m’empêcher de lui filer une mandale.
Tu sais que ça la calme ?
KAPITEL SECHS
Je dénombre les victimes de cette cruelle affaire : mon adorable Béru ; Johnny, mon sauveur ; l’abominable Spontinini, et, d’ici extrêmement bientôt, le jeune comte Fornicato. Mince d’hécatombe !
La Marika s’est affalée dans un fauteuil, elle tient sa tête à deux mains. Pas moyen de lui tirer une broque. Le décès de Spontinini la ravage pis que s’il s’agissait de çui d’son vieux papa. Elle est anéantie, perdue, éperdue, abîmée, dans le plus noir coltar. Je la laisse récupérer et me penche sur le Mystérieux, l’un des derniers interlocuteurs valables qui me reste, à condition toutefois de le réparer un peu. Histoire de le ranimer, je lui entifle un goulot de scotch à travers ses tuméfiances. L’alcool le propulse hors des comatages où il macérait. Ses belles paupières batraciennes, d’un noir violacé, se soulèvent un tantisoit et son regard couleur de rubis bien taillé se remet à me concevoir. Y a pas mal de crainte dans cette prunelle boxée. C’est visiblement un intellectuel, et nombreux sont les intellectuels qui ne supportent pas plus les gnons que le gras-double frit et servi avec une béarnaise.
— Qui êtes-vous ? je lui demande ex abrupto, grâce à mes connaissances d’italien.
Il essaie de regrouper ses muscles faciaux un peu dispersés par ma séance et de les coordonner avec ses cordes vocales. Cette réparation expresse ne donne pas des résultats probants, toujours est-il qu’il crapatouille, comme un qui causerait à travers une paille :
— M’nom est ’rnesto M’serere.
— Pardon ?
— ’rnesto M’serere…
— Wiliou ripite slolé, plize.
Il tente de lécher les deux tronçons de boudin qui lui servent provisoirement de lèvres et parvient à préciser :
— Ernesto Miserere…
Je marque une rédaction, je veux dire une réaction (thermidorienne).
— L’un des chefs néo-fascistes ? Celui qui a créé en Italie les brigades d’épuration et que la police recherche ?
Il branche son chef de chef.
Et juste comme il, v’là que des coups retentissent à la porte du bas. Mais véhéments. Pas du toc-toc d’amoureux venu calcer la maîtresse de maison pendant le sommeil de ce dernier. Du gros badaboum péremptoire, légal, et pour tout dire : policier.
Je cours à la fenêtre, essaie de mater à travers les barreaux en fer forgé. En me cisaillant la bouille, je parviens à distinguer un chouette patacaisse : le palais est plus cerné que les yeux d’une jeune mariée au lendemain matin de sa nuit de noces. Des vedettes de la police, projecteurs braqués, composent une sarabande assez joyeuse, mais qui ne m’amuse pas. Et le ponton est noir de flics. Et ça jacasse, ordonne, vitupère, enjoint, suppute, exige à qui mieux mieux. Tu parles que les coups de feu ont donné l’alerte. Et maintenant c’est l’assaut qui est donné, à titre de prime.
Je sens que je vais la sentir souffler, mécolle, avec tous ces cadavres, brigands, agent secret, chef facho et consort.
Et ce pauvre comte Embanque qui n’a presque plus d’oxygène à son crédit ! Sa nounou-panthère, la Caramella qui fera des dépositions sauvages…
Il aura droit au Pont des Soupirs à perpète, le beau Santantonio, malgré l’édition de ses zœuvres chez Mondadori (mon adoré). Le Cuba de Fosse (sur-Mer) il va toucher. Messieurs les archers vont te l’emporter droit dans leurs geôles humides comme des frifris de collégiennes.
C’est alors que le signore Miserere se relève en geignant.
Il a pigé la situation.
— Partons, vite !
— Vous en avez de bonnes : le palais est cerné.
— Il existe une issue secrète derrière la crypte ! C’est par là que j’entre ici sans être remarqué.
On dévale silencieusement les escadrins, Marika, le néo-facho et ma pomme.
Dehors, ça impatiente et v’là qu’on commence d’enfoncer la lourde. Mais heureusement, cette vaillante porte n’est pas née d’hier et pour la faire sortir de ses gonds, celle-là, faut pas pleurer l’huile d’épaule.