Je hausse les épaules.
— Disons que les hommes m’intéressent et que j’ai beaucoup voyagé.
« Je peux me permettre une question indiscrète ? »
— Voyons toujours…
— Si vous n’êtes ni l’épouse ni la maîtresse de Spontinini, qu’est-ce que vous fichez avec lui ? Vous jouez les gardes-malades ?
— Plus ou moins, mais il ne m’a pas engagée.
— Alors ?
— Vous ne me croirez peut-être pas.
— Quelle idée : je crois toujours ce qu’on me raconte, au début du moins.
— Je suis journaliste, de profession, ou plutôt « j’étais » car j’ai raccroché. Un jour, mon canard new-yorkais m’a chargée d’écrire un truc sur Spontinini, sur la manière dont il vivait au Canada, sa reconversion, ses souvenirs… Vous voyez le topo ?
— Très bien.
— J’ai eu pas mal de difficultés à obtenir un rendez-vous de lui. Mais comme je suis quelqu’un d’obstiné j’y suis parvenue. Notre contact a été aussitôt positif. Il m’a fascinée et je lui ai plu. L’interview a duré plusieurs jours. Et alors, au moment de le quitter, il m’a dit : « Puisque ma vie paraît tellement vous intéresser, vivez-la aussi ! » J’ai refusé. Mais de retour à New York l’existence m’a paru grise. J’ai pondu l’article et je suis retournée à Montréal le lui montrer. Simple prétexte : j’avais envie de le revoir. Il a lu mon papier en quatrième vitesse, a hoché la tête, et m’a demandé à quoi « ça rimait tout ça, ces mots, cette notion de lui dont tout le monde se foutait ». Et alors il a réitéré son offre en assurant : « Un homme ne pourra jamais être exprimé dans un article, il faut pour le cerner un gros livre. Restez, et peut-être qu’un jour vous l’écrirez. » Cette fois, je ne me le suis pas fait répéter.
Elle est grave en évoquant ce tournant de son existence.
— Et tout ça platonique ? je laisse tomber.
— Absolument.
— Faut-il que vous l’aimiez !
— Oh, non, c’est autre chose. Autre chose de mieux dans un sens.
— La foi, quoi ! ricané-je.
— Non : l’intérêt que revêt un homme d’exception pour un être curieux de ce qui est exceptionnel. Je le regarde exister, je l’écoute, et c’est un spectacle étonnant, de tous les instants.
— Formidable ! Mais l’amour dans tout ça, le vrai, l’horizontal ?
Elle a une roseur de bon ton.
— Pfff, il m’arrive de sortir et de faire des rencontres.
— Elles vous satisfont ?
— Parfois oui, la plupart du temps non. Mais ce qui m’importe le plus, c’est de vivre une vie hors série.
— Vous la menez depuis longtemps ?
— Deux ans.
— Pas de signes de lassitude ?
— Pensez-vous !
— Pourquoi Spontinini est-il paralysé ?
— Une balle de parabellum dans la colonne vertébrale à la sortie d’un night-club de New York.
Elle se lève brusquement. Sa main m’est présentée. Je la considère, surpris par la vivacité du mouvement, comme si j’avais à lui lire les lignes très fines que son destin y a tissées. Je me dresse à mon tour.
— Vous n’aimeriez pas considérer notre rencontre comme l’une de ces rencontres auxquelles vous venez de faire allusion ?
Je me perds dans son regard insondable. L’orchestre mouline Fascination, afin de ne pas laisser coaguler l’auditoire en pleine liquéfaction avec le docteur Allez j’y vas.
— Pourquoi pas ? dit-elle.
CHAPITRE PREMIER
QUI SE POURSUIT DE LA SORTE…
— A la semaine ou au mois ? s’inquiète le signore Bellaquiquetta (son nom est gravé sur cuivre vert-de-grisé au-dessus de la caisse, à gauche de la photo coloriée de sa défunte mère).
Ce vieux forban maigrelet, mal rasé, loqué d’un costar épuisé et qui porte une chemise à col ouvert, manière de se pimpantiser, a très bien vu que nous survenions les mains vides.
— A l’instant, rétorqué-je.
L’autre plonge jusqu’à la garde son auriculaire dans sa trompe d’Eustache droite et l’agite fiévreusement, comme l’on agitait jadis la fourche d’un téléphone mural pour alerter des postières incertaines.
— Ici, dit-il sévèrement, c’est l’Albergo Alfredo Royal, monsieur.
— Ne soyez pas complexé pour si peu, cher monsieur, tout le monde ne peut pas diriger le Ritz, lui réponds-je, et donnez-nous votre meilleure chambre, si toutefois elle existe. Par meilleure chambre j’entends celle dont le lit n’imite pas le braiement de l’âne quand on s’y couche, et dont les robinets du lavabo ne vous restent pas dans les mains.
Tout en parlant je souris, et tout en souriant j’extrais de ma poche une liasse de billets de banque en provenance de différents pays à la solidité monétaire incontestable.
Le signore Bellaquiquetta soupire et, en échange de vingt francs extrêmement suisses, me tend la clé du 21.
A titre de prime, il nous souhaite d’y être heureux et d’y procéder à de nombreux enfants. Ce que nous lui promettons avec ferveur !
Il existe, m’a-t-on moultes fois affirmé, deux catégories de femmes. Alors je me demande à la suite de quoi je suis toujours tombé sur la troisième ! Je les attire. C’est bien le coup d’y dire, hein ? Tu vois ma gonzesse du moment ? Cette journaliste platoniquement séduite par un vieux forban en retraite ? La manière décidée qu’elle est venue parmi les pigeons de San-Marco me demander ce que je leur cherchais, à son équipe. Et aussi sa spontanéité, comme dit le Gros, pour me suivre jusqu’à cet Albergo Alfredo Royal, qui n’a de royal que l’air fumier du taulier. Et y a son aisance tandis qu’on grimpe un escalier d’amour plus troué que la conscience à Spontinini. On dirait qu’elle gravit l’escadrin d’honneur de l’Opéra un soir de gala. Pas du tout gênée, la gentille. Chez les gonzesses, d’ailleurs, la gêne passe après le fignedé.
Elle marche devant. Ça aussi : quand tu grimpes à la brosse, la nana ouvre la marche et pour redescendre, elle te file le train. C’est l’homme d’instinct qui décide. En se rendant au divin sacrifice, il s’excite sur les rondeurs de la proie. Pour en revenir, il se grouille de les oublier. L’homme est le mammifère le plus salopard qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de mes pérégrinations internationales à travers le Berry et la Franche-Comté.
Arrivés au premier, on cherche le 21. Ce qui nous induit à plonger jusqu’au fin bout d’un couloir tergiversant qui se termine dans des obscurités touffeuses et malodorantes. Parce que oui, y a ça, Venise : elle pue, la gueuse ! Ils virent doucement égouts, les romantiques canaux que se promenaient Marco Polo et Casanova. Ils sont pleins de fange et de limon, de bêtes mortes et de détritus. Y a rien de plus beau que l’eau, mais rien de plus dégueulasse aussi quand elle n’est pas propre. La terre absorbe la sanie, la transforme en enrichissements. L’eau s’en corrompt.
La terre purifie, la flotte contamine. Moi, même les pures sources montagnardes, bien drues, bien claires, je m’en gaffe. Elles me font peur. Je les devine chargées de bacilles et vermineries sous leur pureté apparente. Le microbe, la flotte, c’est son domaine. Voilà pourquoi je bois toujours le whisky sec.
Mais enfin quoi, bref, faut bien s’en accommoder, s’en incommoder aussi. Et là, pile, je te disais qu’on atteignait le fond extrême du libidineux couloir qui sent le canal pourri et le foutre mal déblayé. Dans ce secteur, y a une espèce de renfoncement encombré de balais qui ne doivent servir que pour la fête nationale du quartier, laquelle tombe hélas un 29 février. Et puis y a un bout de fenestron dont les carreaux sont remplacés par des cartons, ce qui garantit mieux du soleil. Alors la dame blonde a un : élan forcené. Elle se jette à mon cou. Se plaque à mon corps tel le lierre à son tronc pour les pauvres de la paroisse. Sa menteuse me vient. Sa chaleur m’investit. Elle peut plus attendre. C’est la fournaise sensorielle. Le débridage incompensé. Là que tout craque, que tu rattrapes ballepeau. Fini, faut ! Alors je fais. Vite et bien. Et fort, tu verrais cela, youyouille ! Le Chanel, qu’est-ce y déguste ! A ne plus pouvoir être remis, à moins un épouvantail, mais les épouvantaux sont toujours de sexe masculin, tu l’auras remarqué. Elle a une manière de soulever une jambe qu’est salement friponne, ma camarade. C’est ça, avoir la cuisse légère. Te présente sa boîte aux lettres aux meilleures conditions. Vrzaoum, poum ! Entrez vous êtes arrivé ! Y a emballement de la diligence. Le héron au long manche… La tringle farouche. Elle en déplace à cloche-peton, la gosse. Pirouette sur un talon. Me sert de moyeu, et moi donc à elle ! Gravitation unilatérale et verselle ! La friction des grandes retrouvailles impatientes. Pas le coup du départ, toujours langoureux, mais çui de l’arrivée, qui ne se discute pas. L’allumette craquée sur la mare d’essence. Et les sens prennent feu. Et puis fait et cause pour une solution d’urgence. On s’entrepollue à la cosaque. C’est la promenade queutarde dans le couloir. On se cogne aux portes. Se meurtrit la saillie à celles des murs. Chlac, chlac, chlac ! Même qu’une dame hollandaise (c’est le jour des Bataves, que je te dis !) ouvre pour essayer de constater. Tout de suite elle comprend pas : hollandaise comme elle est, tu parles ! Et puis, à force qu’on vire et volte, tournique, tout ça, elle a des soupçons. Elle écrie des trucs en pays-bassiste. Comme quoi c’est indignant des gens qui liment dans un couloir, et un couloir d’hôtel, elle te vous le fait remarquer, merde ! Qui suffirait qu’on ouvre le 21 avec la clé que je tiens en même temps que la fesse gauche de ma chérie, au point qu’elle s’y empreinte pour des meurtrissures vaticanes. Saint-Pierre et Miquelon, le coq gaulois chanta trois fois ! Mais non, clé en main, clé en cul, voilà qu’au lieu de cacher nos fornications on les déploie ouvertement, d’un galandage à l’autre, heurtant les murs, les portes, la morale chrétienne, la pudeur, les balais, tout ça bien… Misère, honte à nous.