Attends, je vais redémarrer dans l’histoire, mais j’arrive plus. Je suis trop peinard, trop en illumination intérieure. Je passe en revue les gens que j’emmerde, c’est jouissif ! J’en suinte ! Y m’ vient des gueules, des noms, des instants. Je ferme les châsses pour me parfaitement concentrer (Vive Nestlé !). Et çui-là, là-bas, que j’allais oublier de conchier ! Seigneur, j’en ai froid dans le dos. Ils sont tous là, groupés, comme pour crier : « Vive Pétain ! Vive de Gaulle ! Vive Massu ! Vive la gauche ! Marchais au pouvoir ! » Ou aux chiottes, selon. Rassemblés, les Augustes. Mes bonnes têtes à claques ! Mes purges ambulantes ! Vous sauvez pas, les gars ! Va y avoir grosse distribution de diarrhée verte, mes chers misérables ! Les toutes grandes seringuées sur vos faces d’apôtres. Quel délice ! Comment parvenez-vous si bien à me flanquer la chiasse ? Des gonzesses, me suffit de penser à elles pour que mon Pollux joue les Castor et baïonnette au caleçon. Vous autres, de vous évoquer, et tout de suite, je bats le Gros dans ses déboires à l’huile de ricin ! Comme Dieu vous a faits complets ; à la fois laxatifs et excréments ! Et comme vous avez bien su me scatologuer ! Je passe maître !
Oui, bon, j’arrive.
On en est où est-ce ?
Tiens, je te fais une cocotte mal taillée…
Fin de repas at home. Le flan de Félicie, avec un coulis de framboise, divin. Tellement que la mère Pinaud en a clapé malgré son péritoine qui s’est fourvoyé dans sa vésicule, pile au moment que son foie se barrait.
Elle a la force extrême-onctueuse de demander la recette à m’man, la mourante. Sur son lit de mort, c’est pas héroïque ? L’hommage suprême ? Elle tâchera d’en préparer un à son kroum avant d’entrer en clinique se faire faire un pontage, un curetage, un bâclage, un déblocage, un épandage.
Maman, fiérote, écrit la recette sur du papier quadrillé, de sa belle écriture penchée où passent toujours les pleins, les déliés et toute l’élégance graphologique d’autrefois. C’est sa maman qui lui a enseigné l’écriture ; elle y tenait absolument. Elle avait le goût du grimoire, bonne-maman. Fallait pas louper les majuscules avec elle quand tu lui écrivais. Elle te chicanait sur le graphisme. Les « T », en cursive, c’est coton. Elle aimait les jolies boucles frivoles, cette digne aïeule (ne pas confondre avec aïoli). Les « C » qui commençaient par un serpentin fou fou fou ; les « H » pareils à une huisserie anglaise à l’époque victorienne ; et le « i », dis, tu le connais, le « i » majuscule ?
Donc, pour essayer de redevenir sérieux pour les cons, ou con pour les sérieux, v’là ma Félicie qui se torche une vraie compo-fran à propos du coulis de framboise. Le degré d’ébullition, la cuillerée de marasquin, la quantité de sucre, le moment d’ajouter un chouïa de crème fraîche, tout ça… La cuistance, c’est une œuvre d’art, tu peux m’en croire. Tous ces nœuds flétris, là, qui ronchonnent des « y a qu’à, y a qu’à… » je voudrais les y voir dans la cuisine à ma vieille. Y a qu’à, leurs miches, oui ! Y a qu’à, mon cul ! Enfin, heureusement que je les défèque, eux aussi.
A peine que maman se relit à mi-voix (mezza voce, comme disent les Ritals) le turlu clapote. Je renfrogne biscotte quand à vingt-deux heures trente, t’as le bignon qui appelle son père, c’est presque toujours pour une chiance.
Une voix poulardière articule :
— Commissaire San-Antonio ?
— Présent !
— Bonsoir, monsieur le commissaire, vous voudrez bien me pardonner si je m’escuse, mais je suis le sous-brigadier Balpot, actuellement en permanence de nuit. C’est bien vous que vous vous occupez de la rue de Richelieu ?
La question me donne à imaginer un San-Antonio de combinaison bleue vêtu, balayant au petit jour, avec une grâce sénégalaise cette éminente artère à laquelle Louis XIII ne devait pas survivre plus d’un an.
— Effectivement, brigadier, le monté-je en grade, je m’occupe de la rue de Richelieu sur toute sa longueur.
Le citoyen Balpot se racle la gorge.
— Je viens de recevoir un appel de la part d’une dame Chapoteur, 188, cité Bergère, qui déclare avoir une déclaration à déclarer vis-à-vis des policiers chargés de l’enquête, comme quoi cela urgerait terriblement. Cette dame me prie de vous prier, puisque dans l’occurrence c’est vous qui dirigez l’enquête, de rentrer en contact avec elle au plus tard tout de suite. J’ose espérer qu’il s’agisse pas d’une blague ?
— Elle vous a laissé son téléphone ?
— Je l’y ai demandé et je l’ai rappelée avant de vous appeler, ce qui m’introduit à croire que c’est sérieux.
— Mes compliments pour cette belle initiative, brigadier.
Je raccroche délicatement afin de ne pas dissiper trop brutalement la musicalité de ma voix dans sa pauvre trompe d’Eustache variqueuse.
Qu’aussitôt ensuite, je compose le numéro qu’il vient de me transmettre. Mon intriguité est extrême. Justement, je me promettais d’interviewer la collaboratrice du numismate demain.
La sonnerie retentit une seule fois et l’on décroche.
— Commissaire San-Antonio, annoncé-je sans excès d’orgueil, vous êtes madame Chapoteur ?
— Oh ! mon Dieu ! s’écrie ma terlocutrice invisible avec de telles inflexions de soulagement que tu en perdrais ta culotte, ma jolie petite chérie.
— Vous souhaitez me parler, madame ?
— Oui, mais de vive voix si possible, monsieur le commissaire.
— A propos des fâcheux événements de la journée ?
— Exactement.
— C’est urgent ?
Elle éclate en sanglots.
— On a essayé de me tuer en me poussant sous le métro, monsieur le commissaire.
— Quand cela ?
— Il y a moins d’une heure. J’ai été réconfortée à l’hôpital à la suite de ma crise de nerfs. J’y suis demeurée quelques heures, après quoi l’on m’a laissée partir. J’ai voulu prendre un taxi, mais il pleuvait. Je me suis rabattue sur le métro. Cela s’est passé à la station Michel-Audiard. Juste comme la rame entrait en gare, quelqu’un m’a propulsée d’un coup d’épaule. Si je n’avais pas eu la présence d’esprit de m’accrocher aux autres personnes qui m’entouraient, j’y passais.
— On a vu votre agresseur ?
— Un type jeune, m’a-t-on dit, avec une moustache, des lunettes noires et un bonnet de laine. Il a disparu dans la confusion.
— Vous avez prévenu la police ?
— Qu’est-ce que je fais en ce moment ?
— J’entends, sur place ?
— Non, j’ai été poussée dans le wagon par le flot. Des personnes m’ont donné le signalement du voyou…
— Et ensuite, qu’avez-vous fait ?
— Je suis rentrée chez moi en courant et je me suis barricadée. J’ai attendu un peu, après quoi j’ai décidé d’alerter les policiers chargés de l’enquête sur les horreurs de cet après-midi.
— Car, vous croyez que cet attentat est lié au hold-up ?
— Probablement.
— Qu’est-ce qui vous le donne à penser ?
— Il se pourrait qu’on veuille me faire taire.
— Parce que vous savez des choses ?
— Je pense.
— De quel ordre ?
Elle soupire, puis demande d’un ton de petite fille :