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Oh ! le lugubre message !

Que d’infinie détresse il exprime !

Je fais rapidos le tour de l’appartement, ce qui me permet de constater qu’il ne comporte pas d’autre issue et que toutes les fenêtres en sont closes. D’ailleurs, je ne doute pas qu’il s’agisse bel et bien d’un suicide. La position du corps, ce mot, la chaîne de la porte…

Qu’est-ce qui a motivé ce revirement chez la veuve ?

Voici moins d’une heure, elle appelait au secours, et puis soudain, crac ! elle se tire une bastos dans le générateur à déconnance ! Je veux bien que nos chères compagnes sont d’humeur changeante, mais tout de même…

Je contemple la morte. Une petite bonne femme sans histoire apparemment, la quarante-cinquaine, des pattounes-d’oie, des petits cheveux bruns plaqués en casque, pas beaucoup de formes…

Je voudrais bien percer son mystère. Je m’efforce. Elle sait des choses importantes à propos du hold-up. La tuerie l’a commotionnée. Au point qu’un passage à l’hosto lui est nécessaire. Elle en sort. On tente de la foutre sous le métro. Elle court se terrer à son domicile et m’appelle. Mais elle a les jetons, mets-toi à sa place, et puis non, ne la touche pas avant l’arrivée des copains de l’Identité ! Elle essaie de se calmer en gobant du Valium. De se rassurer en prenant le pétard de son mari dans un tiroir. Le Valium la détend, mais dans le mauvais sens. Ce faux calme qu’il procure, cette fugitive assurance permettent à Georgette de réaliser qu’elle se trouve dans une situation sans issue. Alors, pourquoi pas la mort tout de suite ? Gribouille se filait à la baille pour se soustraire à la pluie, elle, Georgette, se suicide pour ne pas risquer d’être assassinée. Logique ! C’est cela, craquer.

Je vais au téléphone pour « faire le nécessaire », en bon charognard.

Juste comme j’achève de passer mes instructions, Pinuche refait surface, radieux.

Sa tête dévastée surgit dans le vestibule. Il vient d’allumer une cigarette neuve, chose qui ne s’est pas produite depuis que la Régie des Tabacs a fait repeindre les vouatères du personnel. Son œil friponne, c’est celui d’un archange qui aurait caché l’auréole de ton ange gardien, le grand surmené.

Il sourit dans sa fumée lourde de bombardier touché par un obus de D.C.A.

— Je suis dans les temps ? roucoule le vieux ramier.

— Et moi, je suis dans l’étang, riposté-je. Viens un peu que je te présente à Mme Chapoteur.

La Giberne entre, cherche, avise et se découvre ; non parce qu’il voit notre hôtesse morte, mais parce qu’il la croit vivante.

— Mes hommages, madame.

Puis, à moi, sans davantage s’intéresser à la gisante :

— Antoine, permets-moi de te dire que jamais trois cents francs ne furent mieux employés. Je ne regrette pas de te les avoir empruntés. Ce fut… ineffable. Je ne me serais pas attendu à une telle conscience professionnelle chez une dame de ce métier. Je vis un rêve. Quelle science ! Quelle fougue ! Quelle capacité ! Un don ! As-tu déjà rencontré, Antoine, au cours de ta vie amoureuse, et j’espère que madame, ici présente, voudra bien excuser ma liberté de langage, n’est-ce pas, chère madame ? As-tu rencontré des filles dont le sexe soit préhensile ? Pardonnez mon audace de langage, madame, je suis sous l’effet d’un enthousiasme qui me porte à appeler un chat… un sexe, mais je viens de traverser le plus fabuleux quart d’heure de mon existence.

Puis, s’adressant délibérément à la morte, toujours sans s’apercevoir qu’elle est morte, il déclare :

— Je ne me doutais certes pas que cette journée, banale au demeurant, s’achèverait en apothéose. Que toutes les valeurs ayant jalonné ma vie seraient remises en question. J’aime la grande musique, madame ; j’aime le vin blanc, la France, ma femme et je crois en Dieu le Père tout-puissant, créateur et souverain maître de toute chose, mais soudain, tout devient improbable. Les colonnes du temple vacillent, madame. Je suis sous l’empire de la passion la plus violente, sous l’emprise des sens. En plein crépuscule ! A l’heure mélancolique où l’ombre s’étend sur mon existence d’honnête homme ! Jugez de mon désarroi et de mon émerveillement. Je croyais mon destin en déclin, madame. Je considérais sans amertume mais sans plaisir la ligne droite qui me conduisait au trépas. Je n’attendais rien d’autre que ces modestes joies qui ponctuent l’insipide journée de bouffées de chaleur. Déguster quelques muscadets, rallumer mon mégot, ne pas prendre de bain, ne pas me raser, m’envelopper de mon cache-nez, lire l’article de fond d’Ici-Paris suffisaient à me donner l’impulsion ; cela constituait ma force centripète. Un dîner, comme celui de ce soir chez mon excellent, mon tendre San-Antonio, était l’événement du mois, voire du semestre. La messe de minuit représentait le point culminant de l’année. Et tout à coup, le tonnerre, madame ! Le cyclone ! Un typhon phon phon, les petits maris honnêtes ! Youpi ! J’ai profondément joui, madame, permettez-moi de vous le dire bien que je n’eusse pas l’honneur de vous connaître, et vous pourrez le répéter autour de vous car il convient de donner à un fait exceptionnel l’éclat qu’il mérite. J’ai joui comme cent tigres ! Et ma partenaire plus encore, bien qu’étant fille de joie, donc familiarisée avec la copulation sous toutes ses formes et avec les mâles les plus diversifiés. Nous connûmes simultanément l’orgasme dans un double cri qui dut s’entendre dans tout l’hôtel sur la façade duquel il faudrait ériger une plaque commémorative si l’on avait vraiment le culte du cul dans ce pays. Cela dit, vous ne me refuserez pas, je l’espère, un petit verre d’alcool, n’est-ce pas, chère madame ? Pardon ? Je vous remercie. Où cela ? Dans la desserte, dites-vous ? Ne vous dérangez pas, je trouverai.

Et il trouve en effet. Béni soit-il !

Une bouteille de Chartreuse verte s’offre à lui. Il s’en sert un verre à eau ras bord, l’écluse à longs traits de génie. Puis s’assoit devant la table et s’endort, repu de plaisir, d’alcool et de reconnaissance envers la Providence pas bêcheuse.

Je considère tendrement sa petite silhouette de vieil échassier déplumé, croupi dans un zoo merdique. Un héros sans long bec venant de tirer un bon coup ! Dors, mon Pinaud joli. Déguste ta félicité. Fast-foot. Je t’aime.

Mais la cuisante réalité est là qui me trottine sur le bulbe comme des fourmis processionnaires.

Qui donc va me rancarder sur Georgette Chapoteur ? Qui va me raconter sa vie, son œuvre ? Le numismate ?

Je perçois un léger chuintement et je découvre que le poste de télé est toujours en marche. Il se trouve face à la morte, sur un pied unique qui lui permet de pivoter (ce qui est mieux pour visionner Bernard Pivot, moi je trouve).

Tu le connais, Sana, mon pote ? Et toi également, gentille potesse ? Tu les sais, ses idées « vous avez dit bizarre ? » qui lui sautent au paf de temps à autre, dans les cas graves qu’on fait appel à lui ?

Je pense très zézactement ceci : « La petite mère Chapoteur visionnait la télé en m’attendant. Elle avait son Valium pour le moral, son pétard pour la sécurité, la perspective de ma visite pour assurer sa protection future, tout bien, hmm ? Il suffisait que le temps s’écoule, pas beaucoup, car je lui avais promis de faire fissa. Alors, pour le tromper, cette gentille dame matait la télévision.

Je m’approche du poste et constate qu’il est programmé sur la troisième chaîne.

Les émissions s’achèvent plus tôt sur cette dernière. M’est avis que la Georgette a regardé « Soir 3 ». Alors moi, Santonio qu’on a surnommé le Bien-Aimé, comme Louis XV, je me livre pieds et poings liés à la déconnance ci-jointe : « A ce dernier journal, on a parlé de l’affaire de la rue de Richelieu (trois « de » dans une même phrase, je te me fais pas mes compliments pour un écrivain de ma trempe, mais ce sont les frais généraux qui me contraignent à gazer). Je sens que nos — amis — journalistes, comme disent les politicards, ont passé un maxi de renseignements, documents, naninanère. Je te parie ma couille droite (ma préférée) contre la Bourse du Travail, qu’un détail a télescopé la veuvasse. Oui, voilà : il y a eu un élément qu’elle s’est morflé plein cadre. Oh ! que je sens bien la chose ! Oh ! que je devine ! Oui, cette malheureuse femme, désorientée, traquée, reçoit dans l’œil la goutte qui fait déborder le vase. Un machin qui achève de lui flinguer le mental. Elle s’aperçoit que tout est cuit, râpé, fini. Qu’elle n’a plus rien à quoi se raccrocher. Alors c’est le grand flou, le désespoir infini, et poum !