Выбрать главу

— Un petit quart d’heure, commissaire, sans sirène, nous devenons de simples pékins soumis au trafic.

— A la différence que vous n’avez pas à tenir compte des contredanses, foncez !

Je commande un petit noir très serré. Depuis le zinc, il m’est possible d’observer la fourgonnette, grâce à un jeu de miroirs. Le taulier ligote un journal de courses. Les courtines constituent son hobby, à cézigue ; tout le monde a droit à sa part d’infini, non ?

T’avouerais-je que mon battant pompe à tout-va ? Tu sais ce que c’est que des charbons ardents, toi qui as été soutier ? Je me dis : que fais-je si la fourgonnette décarre avant la venue des renforts ? Intervention ? Pas raisonnable. J’ai déjà noté le numéro du véhicule, tu penses bien. Encore qu’il ait été chouravé, probable. Les minutes font du surplace, comme deux pistards qui s’observent avant de plonger. La sueur dégouline le long de mon os à moelle. Cinq minutes s’écoulent. Dans le fond, s’ils guettent la sortie de Mme Chapoteur, il n’y a pas de raison pour qu’ils s’impatientent, mes deux zèbres. Logiquement, ils doivent garder la planque pendant des heures. Plus le Tampax, pardon : plus le temps nasse, plus je suis fortifié dans la certitude qu’il s’agit bien de l’écrémeur de stations. Que feraient deux bougres au volant d’une fourgonnette, sinon guigner l’apparition de quelqu’un ? La grosse aiguille de ma tocante n’avance pas, quant à la petite, c’est même pas la peine d’en parler, on l’a soudée au cadran.

Le taulier vient d’achever la rubrique qui le passionnait. Il plie son baveux consciencieusement, comme s’il comptait s’en resservir le lendemain.

Son regard surprend le mien (ou le mien le sien) et il marmonne :

— Tous des cons !

Je ne sais s’il parle des chevaux, de ceux qui les montent ou des bonnes gens qui jettent la fraîche sous leurs sabots, comme des pétales de rose à la Fête-Dieu.

— Ça, c’est vrai, ça, mère-denis-je sans crainte de me tromper.

Encouragé, le vieux bougne ajoute :

— Ils se croivent malins.

— La chiasse, c’est qu’ils veulent le faire croire aux autres, renchéris-je.

Parler pour ne rien dire est généralement un sport britannique destiné à faire passer un temps qui est beaucoup plus difficile à écouler dans les îles de Sa Majesté que partout tailleur.

Je suis certain que je viens de franchir une dizaine de secondes sur les ailes de ces sobres répliques.

— Je sais pas où ça va, avoue le bistrotier.

— Mais ça y va ! pronostiqué-je.

Content de cette fine appréciation, l’homme a un sourire pour tête de pipe en terre cuite.

— Remarquez, ça leur regarde, me prie-t-il de noter.

— Bien sûr, n’empêche qu’ils nous entraînent avec eux.

Mon terlocuteur prend une expression farouche.

— Moi, j’ai soixante-huit ans, et je peux vous dire qu’ils m’auront pas.

— Parce que vous êtes un homme énergique et déterminé, l’embaumé-je.

Je considère son bide plein de merderie, ses bajoues flasques, dans les tons bronze, ses grands yeux jaunes et cons, ses grosses lèvres variqueuses par où sont entrés tant de coups de blanc et sorties tant de conneries. Il se gratte les testicules à travers sa poche, fier de soi et de fournir pareille impression.

— Et puis vous êtes intelligent, ajouté-je avec un rien d’envie dans l’inflexion.

Ce léger détail le pavane.

Il se verse une giclée d’Alsace (que les Boches n’ont pas eue, en fin de compte, non plus que la Lorraine), l’écluse d’une glottée prompte.

Pile à cet instant, une fourgonnette bleue se radine et freine.

Je m’approche de la vitre.

C’est bien Crouchy, pas d’erreur. Le véhicule s’arrête en aval de mes deux guignols. Une Renault dix-huit break surgit qui stoppe tout contre la porte du conducteur.

— Excusez, patron, dis-je en posant dix balles sur le rade, j’ai une période militaire à faire.

Sous ses yeux ébahis je dégaine mon flingue, l’arme et sors de son troquet.

Les occupants de la Renault, au nombre de trois, cernent déjà le véhicule de mes lascars. Deux de la fourgonnette bleue se pointent à la rescousse. Et Bibi, fils illustre de Félicie, complète (avantageusement) les effectifs. Si les deux vilains sont tentés d’ouvrir le feu, c’est qu’ils rêvent d’avoir un petit jardin sur le bide.

Je me plaque contre leur tire pour gagner la portière du côté passager avec l’intention ferme et irrévocable de l’ouvrir brusquement. Je saisis la poignée ; hélas, elle est bloquée. Je constate alors que la fourgonnette a subi une modification. Toutes les parties vitrées sont devenues opaques du fait que des volets métalliques roulants les obstruent. La chignole des deux truands est bricolée. A la première alerte, elle se transforme en char d’assaut.

Loin d’en concevoir de la rogne, la chose me ravit puisqu’elle m’apporte la preuve que j’ai vu juste. La prise est bonne. J’étudie la carrosserie, m’attendant à y découvrir des petites meurtrières par lesquelles on peut défourailler depuis l’intérieur, mais elle est lisse.

Je tambourine alors contre la portière.

— Dites donc, les gars ! hurlé-je, votre mignonne astuce rime pas à grand-chose. Si vous ne décambutez pas gentiment après avoir virgulé vos armes, je fais venir une dépanneuse et on vous emporte dans un coin peinard où nous pourrons découper votre carrosse au chalumeau !

Malgré cette injonction de coordination, complément direct d’objet, s’il vous plaît, les escarguinches en hibernation ne bronchent pas.

Mes collègues qui m’ont rejoint sont un peu josephs. Comment ? Ah ! oui, excuse, je voulais dire « sont un peu marris ».

— Une petite seringuée dans la serrure, commissaire ? propose l’un d’eux.

Je secoue la tête.

— On va pas se mettre à jouer Il était une fois dans l’Ouest à côté des Folies-Bergère, repoussé-je. Faisons ce que je leur ai promis : une dépanneuse et fouette cocher jusqu’à un garage de la Grande Boutique pour les décoquiller au chalumeau oxhydrique.

« Demandez-en une depuis vos tires. »

Mes collègues m’objectent qu’ils n’ont pas d’installations radio dans les bagnoles, lesquelles sont, comme je l’ai demandé, des véhicules privés.

— O.K., je téléphone du troquet !

Le gros vieux bougne me voit revenir avec un effarement presque turc, tant il est croissant.

— Mais qu’est-ce y a-t-il ? bredouille ce protecteur de la race chevaline. C’est un n’hold-upe ?

— Non, une simple bouderie : deux garnements se sont retirés du monde à l’intérieur d’une fourgonnette ; comme c’est pas de leur âge, on va les en faire sortir. Où est le téléphone ?

— Dans l’arrière-salle, au-dessus du réchaud. Vous êtes de la police ?

— Depuis un certain temps déjà. C’est pas que ça paie bien, mais on a droit à des titres de transport gratuits.

Je passe dans son antre. J’y découvre une vieillarde à lunettes tellement épaisses qu’à ma prochaine visite elle sera aveugle. Elle épluche de mémoire des pommes de terre. Je la salue, mais elle ne répond pas, sa malvoyance étant telle qu’elle n’entend plus.

Je fais le numéro (en anglais to dial) de mes services et je viens de composer le deuxième chiffre quand un souffle phénoménal m’envoie dinguer sous la table. Je m’y retrouve au côté de grand-maman, laquelle, stoïque, n’a pas largué sa patate et continue de l’appeler, que dis-je ! de la peler (mais par son prénom qui est Tubercule). Ces très vieilles personnes ont des ressources insoupçonnées et continuent de pratiquer la religion du quotidien dans les pires circonstances ; merci pour elles, Seigneur !